Pas de pays sans paysans
Portrait à la barbe fleurie
Jérôme Laplane a grandi dans la vallée de l’Huveaune, ce fleuve mince comme un ruisseau qui finit sa course sur la plage du Prado, à Marseille. Plus connue pour son passé industriel, gris et rouge, cette coulée verte à l’est des Bouches-du-Rhône conserve néanmoins la mémoire d’une longue histoire agricole. Entre Pont-de-l’Étoile et Roquevaire, on cultivait autrefois les câpres. « On le sait, parce qu’en 1860, lors de la construction de la voie ferrée Aubagne-Gardanne, les cultures ont été répertoriées sur les plans cadastraux avant les expropriations. »
C’est mercredi, on est sur le marché paysan du cours Julien, dans le centre de Marseille. Jérôme a pris le temps d’un café pour répondre aux questions de CQFD. Et pour conter son parcours. « Mes parents étaient paysans. J’ai fait un BTS en lycée agricole, mais pas pour devenir agriculteur. Je me voyais technicien à l’Inra [Institut national de la recherche agronomique, NDLR], sans doute pour éviter les pesanteurs de l’enracinement… Mais bon, technicien, ce n’est pas très... glorieux, disons. Du coup, je suis resté sur les terres familiales. » On confirme : Jérôme a le corps rond et musculeux de quelqu’un qui a gardé les pieds sur terre. « J’ai bossé sept ans avec mon père, puis j’ai repris la ferme. Avec l’idée que j’allais réussir à m’en sortir, puisque Marseille est tout proche. Il n’y a pas si longtemps, la plaine d’Aubagne était le centre nourricier, la ceinture verte de cette ville. Mais en cinquante ans, on a beaucoup perdu en auto-suffisance. »
Vendre, c’était la galère
« Au début, je travaillais seul avec mes parents. J’ai fait un marché, puis deux, jusqu’à cinq, dans une course à la trésorerie. Mais c’était usant : quand tu reviens des marchés, tu n’es plus très vaillant, c’est dur d’enchaîner sur le travail à la ferme et tu entres dans une mauvaise spirale… J’ai donc embauché quelqu’un pour m’aider, d’abord deux ou trois jours par semaine, puis à temps complet. » Vient alors la participation à une première Amap, née en octobre 2001. À l’époque, les adhérents voulaient d’abord des produits locaux, puis ils ont réclamé du bio. Jérôme a suivi : « La reconversion des sols prend bien plus de temps que la reconversion sur le papier. Il faut remettre les équilibres en place, ça ne se fait pas en claquant des doigts. » Le ton est jovial, l’accent du coin. « Aujourd’hui, les Amap fleurissent, elles surfent sur une vague. » Parfois, les effets de mode ont du bon.
Mais même si le succès est au rendez-vous, le but n’est pas de « grossir jusqu’à exploser ». Plutôt de se donner les moyens de recevoir des jeunes désireux de se lancer. En dix ans, une dizaine de personnes se sont installées à la suite d’un stage sur la ferme. Pas le choix de carrière le plus évident : « Pour les jeunes, ce n’est pas facile. » Beaucoup vivent de peu, dorment en caravane.
En 2017, un agriculteur sur trois touchait moins de 350 € par mois, selon les chiffres de la MSA, la Sécu agricole. De quoi longuement réfléchir : « Mon fils travaille avec nous pour l’instant, mais il n’est pas sûr de vouloir reprendre la ferme. »
Les Amap se multiplient, se divisent quand elles grandissent (« Comme les amibes ! ») et facilitent l’installation de nouveaux jeunes. Avance sur trésorerie, partage de points de vue, accompagnement… « Aujourd’hui, nous alimentons trois Amap. Une à la ferme, la plus ancienne. Une autre à Bonneveine, au sud de Marseille. Et une dernière sur Aubagne, avec un panier plus petit pour des gens ayant moins de moyens ou qui ne travaillent pas. Il s’agit d’un public moins “stabilisé” que celui qui fréquente habituellement les Amap. C’est intéressant, parce que ça fait boule de neige et que ça crée une dynamique dans les quartiers. »
Produire pour qui ?
Ce qui nous amène à une question épineuse : est-on condamné à choisir entre mourir empoisonné par les pesticides en fréquentant le populeux marché de Noailles et crever d’ennui chez les bobos du cours Julien pour acheter des produits de qualité ? Jérôme éclate de rire. Formulé autrement : le paysan bio est-il condamné à vendre aux classes moyennes ? « On ne peut pas faire endosser aux paysans la détresse sociale qui existe en France. Mais nous devons en tenir compte, et nous efforcer de proposer des produits accessibles. En Amap, je distribue des légumes bio au même prix, ou pas loin, que des légumes conventionnels. Je produis en quantité suffisante pour absorber le surcoût de la production bio. Mais cela implique forcément des contraintes pour les adhérents : en hiver, il n’y a jamais de tomates ; et en été, les amapiens en mangent matin, midi et soir ! » Le prix à payer pour que des légumes produits de façon respectueuse soient accessibles au plus grand nombre.
Cette réflexion a cours dans certaines structures, pas toutes. Elle ne se limite d’ailleurs pas au réseau des Amap : le magasin Solid’Arles, dans la ville du même nom, a ainsi signé des partenariats avec la Sécu et la Caf pour proposer des légumes de qualité à prix réduit. Avant de lancer une carte « aveugle » permettant d’adapter la facture aux revenus des clients. « Dans ce cas précis, la société prend en charge l’écart de prix ; ce ne sont pas les paysans qui portent tout sur leurs épaules. Ici, sur le marché, la solidarité se joue de manière informelle : les gens modestes passent à la dernière heure, on s’arrange… »
Une fois bétonné, c’est fini
Membre de la Confédération paysanne, Jérôme est aussi impliqué dans la sauvegarde des terres arables : « On a fait des manifs dans les environs – à Saint-Martin-de-Crau ou à Gémenos. Un collectif d’Aubagne se charge de la veille foncière, mettant la pression sur les municipalités pour que les terrains restent agricoles. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas cultivés aujourd’hui qu’on n’en aura pas besoin demain. Tandis qu’une fois bétonné, c’est fini : plus de retour en arrière possible. » Objectif, peser face à l’énorme pression immobilière qui s’exerce sur la périphérie de Marseille. Avec parfois le soutien des municipalités : la commune de Gardanne préempte ainsi des terrains pour les proposer en location à des jeunes paysans qui s’installent. Mais cela coûte cher, il faut une vraie volonté politique. « La Conf’ sert souvent d’étincelle, elle lance le mouvement. C’est désormais plus facile qu’il y a quinze ans. On a fait du chemin et les mentalités ont évolué. »
Pour la soif : sorbet et internationalisme
Jérôme a aussi tissé des liens avec des paysans de brousse au Cameroun. « Je participe à une association qui creuse des puits d’eau potable dans des villages délaissés par l’État. On soutient aussi l’ouverture d’un centre de formation agricole, qui fait de l’alphabétisation et sensibilise à la nécessité de préserver les cultures vivrières. La monoculture a fait des ravages, les gens se disaient : “Je gagne ma vie avec le cacao, puis j’achète ce dont j’ai besoin avec les bénéfices.” » Jusqu’à ce que le cours international du cacao s’effondre… Là-bas aussi, la culture de l’auto-alimentation avec son propre jardin connaît un regain. « J’ai rencontré un gars qui bossait pour la ville de Yaoundé comme conducteur d’engin, mais qui subissait de longues périodes de chômage technique. Il est retourné à la terre et affirme que lui et sa famille sont désormais bien plus heureux dans leur vie retrouvée de paysans. »
Jamais en panne d’idée, Jérôme s’est aussi lancé dans la production de glaces artisanales, des sorbets fabriqués avec ses propres fruits. « Fraise, framboise, melon, et puis des choses plus surprenantes, comme le fenouil, le thym, la fleur de lavande sauvage. » Une façon d’ouvrir d’autres champs d’activité à son fils. « J’ai longtemps dépendu des choix de mon père, je ne veux pas que mon enfant subisse la même chose. J’ai envie de le laisser expérimenter, qu’il fasse ses choix en conscience. » Mais ce n’est pas la seule raison : « Tu me connais, je suis gourmand... »
Cet article a été publié dans
CQFD n°163 (mars 2018)
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Paru dans CQFD n°163 (mars 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Julien Loïs
Mis en ligne le 09.04.2019
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