Algérie
Pied-rouge, « idiot utile » ?
En ce cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la presse dégouline de témoignages de pieds-noirs, « cocus » de l’histoire. Mais il en est d’autres, bien plus discrets, qui ont longtemps répugné à parler. Jusqu’à ce qu’un jour… « J’ai été une sorte d’idiot utile. Mais si c’était à refaire, je recommencerais. Avec cette distance de savoir que l’homme est mal fait et que, quand on vous parle de collectif, il y a toujours un malin pour ramasser la mise, derrière… Mais oui, je recommencerais ! » L’œil bleu pétille sous la casquette. À 85 ans, Jean-Marie Boëglin doit s’aider d’une canne pour marcher, mais ne cherche pas ses mots. Il a fallu le prier un peu pour le convaincre de convoquer les fantômes de ses années pieds-rouges. Il râle qu’il va mal dormir après, raconte que la dernière fois qu’il a ouvert un carton de souvenirs, il a tout balancé dans
l’Isère, juste en bas de chez lui, puis se lance. « Ce n’est même pas par idéologie ou par militantisme que je me suis engagé auprès du FLN, je suis plus instinctuel [sic]. Pour vous situer, à 15 ans, je me suis fait virer des Jeunesses communistes parce que trop libertaire et, à 17, de la Fédération anarchiste parce que trop marxiste ! Mais ma vie, c’était le théâtre. En 1957, je traînais à Lyon avec Roger Planchon. J’ai rencontré un jeune qui s’appelait Kader, passionné de théâtre lui aussi. Peu de temps après, il a disparu et ses amis m’ont appris qu’il était mort sous la torture dans un commissariat. Choqué, j’ai proposé un coup de main, puis l’épaule y est passée, puis tout le reste. »
De son père, ancien chef de réseau Francs-tireurs partisans (FTP) durant la seconde guerre mondiale, Jean-Marie Boëglin a appris les techniques de la clandestinité. En 1961, il est condamné à dix ans de prison par contumace, et passe au Maroc. À l’été 1962, il entre en Algérie avec l’Armée de libération nationale (ALN) et gagne Alger. « Toutes les nuits, on entendait des coups de feu. Très vite, je me suis aperçu qu’il y avait une lutte pour le pouvoir mais bon, je me disais, c’est normal, c’est les séquelles du colonialisme. Quand je posais des questions, on me répondait toujours : “Ce n’est pas le moment.” Ça m’a refroidi, mais en même temps, on avait des moyens et puis, on se sentait un petit peu bolchevik quand même ! »
Le théâtre, à nouveau, dirige sa vie. Avec Mohamed Boudia2, qu’il a connu en France, et Mourad Bourboune, il fait partie de la commission culturelle du Front de libération nationale (FLN), qui crée le Théâtre national d’Alger en lieu et place de l’Opéra, et nationalise les salles d’Oran, Constantine et Annaba. La révolution est en marche, les pablistes3 ont l’oreille de Ben Bella, l’autogestion est le mot d’ordre sur toutes les lèvres. Boëglin devient l’un des enseignants les plus en vue du tout nouveau Institut national des arts dramatiques. Années heureuses où il a le sentiment de participer à la construction d’un monde et d’un homme nouveau. Jusqu’au coup d’état du général Boumediene, le 19 juin 1965. L’armée prend le pouvoir, l’islam est proclamé religion d’état, l’arabisation décrétée. « Les socialistes en peau de lapin », comme les appelle Boumediene, ne sont plus les bienvenus.
« Le vrai visage d’un tas de gens s’est révélé à ce moment là. Et il n’était pas beau. Beaucoup de pieds-rouges sont partis, d’eux-mêmes ou chassés. Malgré tout, j’y croyais, je croyais très fort au théâtre, je ne voulais pas laisser tomber l’école de comédiens. Malgré l’exil de Boudia et de Bourboune, je me disais que tout n’était pas terminé. Et puis, en tant que petit blanc, je culpabilisais comme un fou. Alors, je ne suis pas parti. » Il est arrêté, brutalisé, puis relâché et retrouve son poste. En 1966, les actions commises contre la sûreté de l’État durant la guerre d’Algérie sont amnistiées en France. Vexé d’être mis dans le même sac que les militants de l’Organisation armée secrète (OAS), Boëglin refuse de rentrer. Fin 1968, il est viré de sa chère école de théâtre et trouve à se recaser dans la communication. « J’avais la vanité de me dire : si je gêne, c’est que je sers à quelque chose. Et puis, avec le recul, je me dis que quelques graines ont germé. »
En 1979, des rumeurs l’accusent de sionisme et il comprend qu’il doit partir. Ce qu’il fera définitivement en 1981. De retour en France, à la Maison de la culture de Grenoble, il n’aura de cesse de mettre en scène des auteurs algériens.
Le soir est tombé dans l’appartement au bord de l’Isère. Jean-Marie Böeglin tire sur sa pipe, en silence, puis lâche : « Nous aussi, nous sommes les cocus de l’histoire. Pas de manière aussi dramatique que les pieds-noirs ou les harkis mais quand même un peu… » Cette fois, l’œil bleu se voile. Pas longtemps. D’un revers de main, Jean-Marie Boëglin chasse les fantômes et assène : « Je survis parce que je suis en colère. Et cette colère me donne de l’énergie. Tout est en train de craquer et j’espère que je ne crèverais pas avant d’avoir vu l’effondrement du système capitaliste. »
1 Lire Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges, La Découverte, 2009.
2 Mohamed Boudia, gavroche de la Casbah et dramaturge algérien, fut l’un des responsables de la fédération de France du FLN.
3 On appelait ainsi les partisans de Michel Raptis, dit Pablo, trostkiste grec, leader de la quatrième Internationale.
Cet article a été publié dans
CQFD n°99 (avril 2012)
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Paru dans CQFD n°99 (avril 2012)
Par
Illustré par Nardo
Mis en ligne le 21.05.2012
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21 mai 2012, 15:19, par ML
Un petit bémol au sujet de la période de Ben Bella présentée ici comme des "années heureuses" où "l’autogestion est le mot d’ordre sur toutes les lèvres" et ce, "Jusqu’au coup d’état du général Boumediene, le 19 juin 1965. Moment où, "l’armée prend le pouvoir, l’islam est proclamé religion d’état, l’arabisation décrétée. " Sûrement que le sentiment général a dû être marqué par du soulagement au moment de l’Indépendance après une guerre abominable. Mais des inquiétudes sont très vite apparues.
En conséquence, il vaut mieux de ne pas verser dans une vision idyllique qui déformerait le processus historique réel qui était en oeuvre alors. La politique de Ben Bella porte en son sein bien des aspects de ce que le régime de Boumédienne (son ancien complice devenu rival) n’aura plus qu’à verrouiller grâce à sa mainmise sur l’armée :
Muselage de l’opposition. Des partisans de Messali Hadj jusqu’au GPRA. C’est bien l’armée qui triomphe en 1962 et non les civils.
Arabisation. c’est Ben Bella qui déclare dès mai 1962 à l’aéroport de Tunis : "Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes" L’Arabe est décrétée langue officielle et nationale. Tant pis pour les Berbères qui seront sans cesse réprimés.
Islamisation. L’Islam est revendiqué religion d’Etat dans la Constitution d’octobre 1963. Tant pis pour les partisans de la sécularisation.
Etatisation du mouvement social. Les syndicats sont réprimés par la police dès leur premier congrès en janvier 1963 et mis sous la coupe d’un syndicat unique FLN.
L’autogestion enfin devient rapidement un songe creux, comme le rappelle dans les colonnes de CQFD, Mohammed Harbi, à la fois acteur et historien incontesté de la période :
« Je n’étais pas pour Ben Bella, mais quand il a été question de faire gérer le capital des biens collectivisés par les ouvriers et les paysans, j’ai servi de conseiller pour le secteur socialiste. Nous, les partisans de l’autogestion, étions coincés entre les gens d’en bas qui étaient sceptiques et méfiants vis-à-vis du pouvoir et disaient : “Tout ça c’est trop compliqué, on veut juste une augmentation des salaires”, et ceux d’en haut pour qui l’autogestion était soit un moment de répit avant l’accaparement des biens par les plus puissants, soit une étape avant de passer à l’étatisation. De fait, notre courant était extrêmement faible. Il s’est passé en Algérie ce qu’il s’est passé en Espagne en 37 : lorsque la guerre révolutionnaire dure longtemps, elle finit par détruire les mouvements sociaux. Le FLN avait détruit les syndicats (déjà laminés par Lacoste) à sa manière : en les lançant dans des grèves aventureuses durant la guerre, puis en dispersant le congrès de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) en 1963 et en lui imposant une direction, enfin, en les domestiquant dans l’appareil d’État. »