Ville pas si rose
« Pas de bancs, pas de paix »
ON NE DIRAIT PAS COMME ÇA, mais un banc, c’est gratuit, un banc, ça permet de faire des rencontres, de discuter, de comploter. Un banc, c’est fait pour se prélasser, pour lézarder et glander dans toutes les largeurs, avec une canette ou un bouquin. Un banc, c’est le droit de s’asseoir dans l’espace public sans forcément consommer. En somme, un banc, c’est un bras d’honneur permanent à l’espace marchand. Dans le quartier Arnaud-Bernard, dernier espace populaire et cosmopolite du centre-ville de Toulouse, il y a une place centrale, entourée d’habitations et bien sûr de commerces. Jusqu’à l’année dernière, il y avait huit bancs sur cette étendue de bitum .
Chibanis (vieux migrants retraités), zonards, étudiants, gamins, ils étaient nombreux à les user quotidiennement. Mais voilà, en août 2009, une poignée de commerçants du quartier monte au créneau et se répand dans le journal local, La Dépêche du Midi, pour dénoncer le fait qu’Arnaud-Bernard est devenu le coin le plus malfamé de la ville rose. En moins d’un mois, six articles sont consacrés à ce sujet : « Insécurité », « zone de non-droit », « ghetto ». Dans le viseur, les dealers de cigarettes, les vendeurs précaires du dimanche matin et leurs « objets volés revendus à bas prix » mais aussi les bancs « assises de tous les deals ».
Pierre Cohen, maire PS de la ville, qui n’a pas envie de se faire coincer d’ici à la fin de son mandat sur le thème de la sécurité, coiffe son plus beau
képi : « Il est inadmissible de laisser Arnaud-Bernard dans cet état, j’en fais ma priorité. »
Résultat : un commissariat de police municipale (à bord d’un minibus) prend position sur le quartier. Les contrôles de la police nationale deviennent incessants. Les vendeurs de clopes et surtout les sans-papiers (souvent les mêmes) sont raflés quotidiennement. Mieux, plusieurs dimanches d’affilée, le quartier revêt des allures de QHS pour endiguer les vendeurs à la sauvette : flics nationaux, municipaux, robocops, douanes, chiens renifleurs… La totale. Les commerçants sont aux anges. Quant aux associations culturelles du coin, et notamment la bande à Claude Sicre, fondateur des repas de quartiers, ex-membre des Fabulous Trobadors, personne ne moufte. Pas même un coup de tambourin. De leur côté, les commerçants veulent que la mairie insiste et réclament l’enlèvement immédiat des bancs. Ils menacent de le faire eux-mêmes. Ils n’en auront pas besoin. Fin octobre 2009, Cohen décide de virer les huit bancs qui siègent sur la place. Mais au bout du troisième, les agents se confrontent à une opposition de plusieurs habitants du quartier qui, pour les empêcher de déboulonner, mettent des banderoles et réclament une rencontre avec la mairie « pour discuter de l’avenir de ce quartier qui nous paraît déjà tout tracé. Sauf que nous, on y habite, on ne fait pas qu’y commercer et on ne va laisser personne décider à notre place. Déboulonner les bancs sans un projet solide et concerté de réaménagement de ce quartier avec tous les habitants de la place, c’est hors de question. Pas de bancs, pas de paix », écrivent-ils dans un tract diffusé le jour même.
La mairie recule, range sa boîte à outils, et promet une grande messe pour parler des problèmes. Fin novembre, Cohen s’invite donc dans le quartier et livre son diagnostic. Outre le fait qu’il reprend les arguments des commerçants sur l’insécurité, il promet, au nom de la sacro-sainte démocratie locale, une concertation sur le réaménagement de la place.
Le temps passe. Rien ne bouge. Jusqu’à la semaine dernière où sous prétexte de menus travaux de réfection, la mairie a retiré deux bancs de plus. Toujours sans la moindre concertation (sauf avec les commerçants) et sans aucun projet global de réaménagement. Des riverains se sont de nouveau énervés et sont allés voir les adjoints au maire pour leur tirer les bretelles. Une autre réunion est programmée dans quelques jours. N’empêche qu’il ne reste plus que trois bancs sur la place Arnaud-Bernard. Désormais, les gens passent mais n’y stationnent plus. De toute façon les rondes de flics sont là pour les décourager de rester. Sans compter que la place pourrait prochainement se doter d’un arsenal de vidéosurveillance. S’ils voulaient en faire un grand centre commercial à ciel ouvert, sûr qu’ils ne s’y prendraient pas autrement…
Cet article a été publié dans
CQFD n°82 (octobre 2010)
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Paru dans CQFD n°82 (octobre 2010)
Par
Illustré par L.L. de Mars
Mis en ligne le 25.02.2011
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