On l’a encore échappé belle !

C’EST UN PEU COMPLIQUE, en septembre, de vous parler de ce qui est arrivé à l’usine durant l’été, parce qu’il y a toujours quelque chose qui s’y passe. Si je vous dis que l’ambiance n’est pas au beau fixe dans les ateliers, vous me répondrez que ça ne change pas. J’ajouterai que ça empire : état des ateliers, heures sup, changements de rythmes de travail, hiérarchie de plus en plus autoritaire, bruits de couloir sur la future construction d’un hangar permettant de stocker des engrais achetés sur le marché et non plus fabriqués sur le site, nouveau plan de prévention des risques avec, peut-être, démolition d’habitations trop proches de l’usine, offensive de la direction, appuyée par la CFDT, contre la CGT, etc. Ça n’arrête pas. Reste que deux faits peuvent vous intéresser. Il y a encore eu un mort sur un chantier de mon atelier. Un mort « naturel » comme on nous dit. Un intérimaire de 52 ans, venu là pour une mission de trois mois. Il était en train de retirer des calorifugeages en inox, par un après-midi orageux. Il a eu un malaise et s’est écroulé. Mort. Infarctus foudroyant. A priori, il n’avait pas fait d’heures supplémentaires, ni forcé sur le boulot. Mort. Mais son décès a choqué tout le monde, ceux qui étaient à ses côtés et ceux qui se sont évertués à essayer de le ranimer. Cet accident a rappelé le souvenir d’un autre qui s’est déroulé dix ans, jour pour jour, auparavant et qui touchait un salarié de la même entreprise. J’en avais parlé dans Putain d’usine (2002, réédition Agone, 2007) : un mec avait traversé une verrière et s’était écrasé 15 mètres plus bas. Ce n’est pas qu’on soit superstitieux, mais ça fait un drôle d’effet. Dix ans après, tu parles d’un anniversaire ! Apprenant la mort du collègue, tous les ouvriers ont arrêté de travailler et ont laissé le chantier en plan. Les chefs d’équipe et les contremaîtres n’ont même pas cherché à les retenir. C’est un dégoût face à la mort au travail que j’avais déjà remarqué lors d’autres accidents.

Cette histoire sur mon atelier fait suite à un nouvel incident qui s’est produit le 28 juin. Et là on a, une fois de plus, frôlé la catastrophe. Vingt-trois heures, les copains de l’équipe de nuit font leur première tournée à l’intérieur des bâtiments, notent l’état des machines, les températures et pressions. Soudain une déflagration terrible. Puis les mises à l’air et le déclenchement de l’atelier. Enfin la course pour arrêter les machines et limiter les risques. Au début, on ne sait pas trop ce qui se passe, et puis on voit. Une tuyauterie de vapeur à 120 bars a explosé, propulsant un « caps » (une tête métallique) de 45 kilos à 150 mètres de l’atelier. Raconter ainsi, ça ne paraît pas trop grave, sauf que ce boulet de canon a frôlé un compresseur chargé d’hydrogène et un réacteur contenant le même gaz à très haute pression, avant de ricocher sur l’atelier de fabrication d’acide nitrique et de passer au-dessus du stockage d’ammonitrates, pour finir sa trajectoire à quelques mètres d’un wagon d’am- moniac. Bref, autant de possibilités d’explosions et de catastrophes dignes de celle d’AZF. Mais on a eu, encore une fois, un vrai coup de pot (sauf pour les pigeons dont les copains ont ramassé 200 cadavres).

Cette explosion est due à une mauvaise conception d’origine (l’atelier a 32 ans !) qui ne s’est révélée que là. C’est comme un cancer, il faut du temps pour qu’il se développe. Des épreuves hydrauliques avaient pourtant été effectuées sur cette tuyauterie lors du dernier arrêt, c’est à croire qu’elles ne sont pas efficaces !

Vu l’état de l’atelier, après cet « incident », on pensait qu’il serait définitivement arrêté, avec plan de suppression d’emplois à la clé. Mais non, la direction a décidé de lancer un chantier de réparations de plusieurs millions d’euros, toujours en cours à l’heure où paraissent ces lignes. Sans doute que ça coûte moins cher qu’un démontage d’atelier entraînant la dépollution du site.

Voilà où on en est et ça influe vraiment sur le moral des collègues qui attendent ce fameux plan de restructuration qui ne vient toujours pas…

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Paru dans CQFD n°81 (septembre 2010)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 25.10.2010