Tunisie
« Ne pas en rester là »
CQFD : Votre slogan est « Takrizo ergo sum », mais qui êtes-vous ?
Fœtus : D’un groupe de potes de quartier, à Tunis, impliqués dans diverses actions de contestation du pouvoir en 1998, on est passés à la création d’un réseau en 2002 suite au départ forcé de plusieurs d’entre nous. Nous sommes comme des araignées qui tissent une toile, une espèce d’organisation anarchique de groupes de potes dans laquelle il n’y a pas beaucoup d’interdit. Takriz a imprimé une gazette et beaucoup de textes qui ont été distribués dans les cafés et les boîtes aux lettres au début de la Révolution. Nous n’étions pas les seuls. Après le départ de Ben Ali, les jeunes se sont emparés d’imprimantes dans les lycées, les facs…
Et quelles sont vos actions aujourd’hui ?
On s’attaque à toute forme d’injustice. On trouve des jeunes qui se reconnaissent dans Takriz partout dans le pays. Le 25 mars, le ministère de l’Intérieur a diffusé un communiqué contre les réseaux qui appellent à faire des sit-in, qui « incitent à la violence et à des émeutes », et les menace d’arrestation. On est, évidemment, directement visés. Une de nos forces, c’est notre clandestinité. Avec ça, on les baise, et ça les énerve.
Où en est la Révolution tunisienne ?
Il y a eu du courage parti d’une impulsion sentimentale devant les morts et les blessés. Mais depuis le départ de Ben Ali, rien n’a été fait par rapport aux snipers, à la police, à ce qui s’est passé le 14 janvier. Le ministre de l’Intérieur, limogé le 28 mars, a supprimé la police politique, mais personne n’est passé devant les juges. Il a dissous le Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD, parti de Ben Ali] sans qu’il n’y ait aucune poursuite contre ces gens. C’était du bluff.
Nos revendications sont celles de beaucoup de jeunes. Que ceux de la police ayant tiré ou donné l’ordre de tirer soient arrêtés et que l’État reconnaisse ses crimes. Qu’il y ait un audit des grands patrons pour qu’ils expliquent d’où ils tiennent leur fortune. Que les gens du comité central du RCD, tous les hauts fonctionnaires, soient définitivement cassés politiquement, et qu’on chope Ben Ali. Aujourd’hui, la société est divisée en trois parties. Le RCD et les profiteurs qui constituent la partie la plus menaçante. La partie inculte de la population qui a peur de tout et qui regrette la Tunisie d’avant. Et une troisième partie qui est en train de bouillir, comme les jeunes et ceux à l’intérieur du pays, qui sont plus défavorisés et rejettent ces opérations de manipulations par la peur. Ils se sont encore fait avoir, et ils le savent.
Il ne faut pas oublier que ce qui a fait partir Ben Ali, ce ne sont pas les marches de l’Union générale des travailleurs tunisiens [UGTT, syndicat unique sous Ben Ali] : ce sont tous les commissariats qui ont brûlé, les maisons des benalistes qui ont été défoncées. Quand tu casses leur ordre, c’est là que les choses changent. S’il n’y a pas d’émeutes, rien ne va changer.
Que va-t-il se passer maintenant ?
La presse ne s’est pas libérée, la télé est encore pire. Elles parlent sans arrêt de la peur et du désordre. À propos de la Constituante, personne ne connaît les gens qui sont en train de préparer le Code électoral. L’armée n’est pas claire. Il y a des preuves qui montrent qu’elle a protégé les snipers. Il ne faut pas oublier que le général Rachid Ammar1 avait été nommé par Ben Ali après l’anéantissement de tout l’état-major lors d’un accident d’hélicoptère en 2002… Le gouvernement dit qu’il va donner de l’argent pour des projets de développement. Mais ce n’est pas le problème de la bouffe qui a fait la Révolution. Comme on dit, « on ne veut pas qu’on nous offre du poisson, on veut apprendre à pêcher ».
Tu dresses un tableau très sombre de la situation…
Ce qui est positif, c’est que dans une grande partie de la population, la peur est partie. Les conseils de protection de la Révolution, indépendants et autonomes, qui gèrent des villes et des régions risquent, hélas, de ne pas durer… À long terme les jeunes ne vont pas accepter la transition qui est imposée aujourd’hui. Mais cela va prendre du temps pour que les mentalités changent. Les jeunes disent que ce sont eux qui ont fait la Révolution. Qu’ils soient ignorés fait que ça ne peut pas en rester là…
Quelle est la plate-forme politique de Takriz ?
Nous voulons avant tout un État de droit avec un vote libre et transparent, avec une participation équitable de tous. La démocratie, c’est la souveraineté du peuple avec la séparation des pouvoirs. Il faudrait inventer un système propre à la Tunisie et que tout soit reconstruit sur des bases démocratiques. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
1 Chef d’état-major de l’armée.
Cet article a été publié dans
CQFD n°88 (avril 2011)
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Paru dans CQFD n°88 (avril 2011)
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Mis en ligne le 07.06.2011
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