Naissance d’une révolte écologique
L‘olibrius qui conduit coupe le moteur à chaque descente en martelant : « Pas de complicité, pas de Super. » Ce jour d’avril 1971, il y a 42 ans, répondant à l’appel de Pierre Fournier1 qui est « payé pour faire de la subversion » dans Charlie Hebdo, nous nous rendons à Saint-Vulbas, dans l’Ain. Nous allons organiser un sit-in de six semaines devant l’usine atomique dite Bugey I. Le but : s’opposer, au moins symboliquement, à sa mise en production prévue dans les six mois, surtout alerter l’opinion publique sur les dangers potentiels du nucléaire. Dans les mois précédents une poignée de contestataires avait bien mené une première lutte, solitaire et désespérée, contre l’implantation de la centrale de Fessenheim. Nous prenions le relais avec une tout autre ambition : déclencher une révolte écologique en France.
Quelques dizaines de personnes ont tour à tour occupé le village de tentes du sit-in, accueilli et informé les visiteurs : parmi eux de nombreux soixante-huitards, souvent des membres de communautés, et parfois même, le dimanche, des ingénieurs du nucléaire en famille, incrédules devant notre culot, cherchant à nous convaincre des bienfaits de l’atome. Et puis, chaque jour, nous organisions dans les villages environnants la projection d’un film, La Bombe2, censé alarmer la population en montrant la non-vie que l’on menait à l’intérieur d’une zone contaminée par la radioactivité , dans le cas de l’explosion d’une bombe atomique. Projections suivies de débats auxquels assistaient volontiers les élus locaux, les scientifiques et responsables du CEA proposant leur contre-information, le tout dans l’indifférence relative des habitants. L’enjeu n’était pas là. Nous avions le projet d’organiser une marche sur la centrale, orchestrée par un battage intensif de Fournier dans Charlie Hebdo.
Le jour J, le 10 juillet, quand nous vîmes débarquer plus de 15 000 personnes, de l’adolescent libertaire au pépé Théodore Monod, nous sûmes qu’une « révolte écologique » venait de naître. La journée fut une fête : les gens, d’abord disciplinés, mais refusant de faire des discours, puis s’égayant dans la nature, se baignant à poil dans la rivière, et le soir le professeur Choron, bourré, montant sur une table pour chanter des chansons paillardes.
D’où est venu un tel succès ? Nous pensions tous que l’explosion d’une centrale nucléaire était inéluctable ; c’est cette échéance catastrophique qui rameuta les énergies militantes et « déterra » le grave problème d’un potentiel anéantissement de l’espèce humaine. Mais la thèse catastrophiste servira, hélas, de justification à une idéologie affirmant le caractère dépassé de toute lutte sociale, et proposant un projet de révolution radicale et globale sur le mode utopique, un projet d’autarcie, une désertion individuelle du système. Cette même idéologie afficha aussi son caractère pacifique, non-violent, comme s’il s’agissait d’être pour ou contre la violence, comme si la violence n’était pas dans le réel lui-même.
Avec le recul, il faut revenir à ce qui nous paraît essentiel. Fournier, juste avant de disparaître brutalement, écrivait : « Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort. » Il se racontait des histoires, car ce « paradis concentrationnaire » aujourd’hui est là et fait largement la preuve qu’il peut résister aux pires catastrophes, nucléaires notamment. Si le risque de notre disparition, à terme, est plus que jamais présent, les populations n’en continuent pas moins à « vouloir vivre » dans cet enfer. Alors que le mouvement écologique annonçait « la fin du monde », il s’est montré incapable de voir, et tout le monde avec lui, que nous étions entrés dans le monde de la fin, et que cette fin devait être conçue comme une étendue infinie où l’on irait de catastrophe en catastrophe, où l’on s’enfoncerait dans une dégradation continue des conditions de survie. Il serait temps de cesser de se raconter des histoires, de fin ou d’avenir. Il serait temps de penser l’infini tout autrement.
1 Pierre Fournier (1937-1973) a été collaborateur à Hara-Kiri, Charlie-Hebdo, puis fondateur de La Gueule ouverte, sous titré « le journal qui annonce la fin du monde » en 1972, qui fut pionner dans le combat écologiste.
Cet article a été publié dans
CQFD n°110 (avril 2013)
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Paru dans CQFD n°110 (avril 2013)
Dans la rubrique Du côté de chez les rustiques
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Mis en ligne le 28.05.2013
Dans CQFD n°110 (avril 2013)
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