Taoufik, Idir, Jimony... et les autres

Morts en prison : le long combat des familles

Taoufik Belrhitri, 40 ans, est mort le 18 octobre 2020 alors qu’il était incarcéré à Perpignan. Sa disparition s’inscrit dans la longue liste des morts dites « suspectes » en détention : des décès dont les causes officielles – suicides, accidents, arrêts cardiaques – sont contestées par les proches. Pour eux, commence alors un interminable et éprouvant combat dans l’espoir d’obtenir, selon la formule consacrée, vérité et justice. Et de faire apparaître au grand jour la violence insupportable de l’institution pénitentiaire.
Illustration de Gwen Tomahawk

Dans un petit appartement aux murs blancs du quartier Mailloles de Perpignan (Pyrénées-Orientales), Oukacha Belrhitri sert le thé à la menthe. Houria, son épouse, fait défiler sur sa tablette quelques photos et vidéos de famille. Sur l’une d’elles, on voit deux de leurs petits-enfants courant dans cette même pièce non loin de leur fils aîné Taoufik, assis sur le balcon. Une scène de vie banale et joyeuse, captée il y a quelques mois à peine. « Depuis la mort de mon fils, je ne suis pas bien, confie-t-elle. Je ne sors presque plus de ma chambre, je ne dors pas malgré les médicaments... Nous sommes tous perturbés. »

Fin octobre 2020, Mohammed, le plus jeune fils d’Houria et Oukacha, croise une connaissance tout juste libérée de la maison d’arrêt de Perpignan. Celle-ci lui apprend que Taoufik, son frère aîné incarcéré dans le même établissement, serait probablement décédé durant sa détention. Inquiète, mais incrédule, la famille appelle immédiatement l’Administration pénitentiaire (AP) : celle-ci dément, assure que tout va bien. Rappelée deux jours plus tard, elle maintient et évoque des rumeurs mensongères 1. Taoufik Belrhitri est en réalité mort deux semaines plus tôt.

Il faudra finalement attendre 23 jours pour que son entourage soit officiellement averti de sa disparition. Non par l’AP, mais par les services locaux de l’état civil : ne sachant que faire du corps, ceux-ci ont contacté, un peu au hasard, l’ex-femme du défunt. Pour se justifier, l’AP aurait prétendu ne pas savoir comment joindre la famille. Comment y croire ? Oukacha montre les bordereaux des mandats qu’il envoyait chaque mois à son fils : son nom et ses coordonnées y figurent.

« Mon frère, ce n’est pas un chien ! »

On annonce aux Belrhitri que Taoufik se serait étouffé avec un morceau de viande et aurait été mis sous respirateur plusieurs jours à l’hôpital. « On aurait pu aller le voir, lui dire au revoir, regrette Houria. Il a cinq frères et sœurs, six enfants  ! Ils sont censés devoir nous appeler avant de le débrancher. » La famille demande à voir le corps de Taoufik, on le lui refuse sous prétexte que celui-ci serait trop abîmé. L’autorisation lui est finalement accordée au bout de trois nouvelles semaines : les proches découvrent alors un corps maquillé, mais présentant malgré cela des marques de violences. « Il avait le nez tordu, comme cassé, un coup dans la tempe et l’œil enfoncé, raconte Mohammed. Ce serait un bout de viande qui lui a fait ça  ? On n’y croit pas une seconde. Tout est louche dans cette histoire  ! »

Leur avocat n’envoie pas moins de trois courriers recommandés, le premier dès novembre, pour réclamer le dossier d’enquête et une audience au parquet de Perpignan. Sans succès. Entre temps, lui comme la famille reçoivent des appels de gendarmes ou de l’institut médico-légal leur enjoignant de récupérer le corps. « Ils ont voulu faire vite, nous pousser à l’enterrer rapidement pour classer l’affaire, lâche Mohammed, mais mon frère, ce n’est pas un chien  ! Bien sûr, on voudrait l’enterrer au plus vite et pouvoir faire notre deuil... mais pas avant une autopsie. »

Début avril, au moment de cet entretien avec Houria, Oukacha et Mohammed, rien n’avait bougé du côté de la justice. Revirement de situation quelques jours plus tard : le procureur finit par recevoir le père et l’oncle de Taoufik, accompagnés de leur avocat. Ce dernier, Me Nguyen Phung, accède enfin au dossier d’enquête. Il est effaré par ce qu’il lit : « Il n’y a rien dedans ! Juste un rapport du surveillant principal, et un examen médico-légal hallucinant : un médecin légiste a simplement vu le corps à la morgue et a dit qu’il ne présentait aucun coup extérieur, qu’il n’y avait aucune raison de ne pas retenir l’hypothèse de la fausse route. » L’avocat demande dans la foulée une autopsie qui est accordée le 12 avril. Soit tout juste le démarrage d’une enquête digne de ce nom, six mois après les faits ! À l’heure où ces lignes sont écrites, le corps de Taoufik attend toujours à la morgue.

Tenir bon face à la justice

L’histoire de Taoufik Belrhitri n’est pas une exception : elle fait écho à de nombreuses autres « morts suspectes » en détention. Comme celle de Sambaly Diabaté, 32 ans, mort étouffé le 9 août 2016 pendant un transfert vers la prison de Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime). Ou celle d’Idir Mederres, 22 ans, décédé le 9 septembre 2020 au quartier disciplinaire de la prison de Lyon-Corbas (Rhône), qui se serait pendu deux semaines avant sa libération. Ou encore celle de Jimony Rousseau, incarcéré à Meaux-Chauconin (Seine-et-Marne), mort le 2 février 2021, après un refus de rentrer en cellule… et une semaine de coma. Il ne s’agit là que de trois cas parmi les plus récents. Trois cas dont nous avons connaissance grâce aux mobilisations soutenues des familles.

« Tout cela ne date pas d’hier et nous n’avons pas affaire à des cas isolés : la prison est structurellement violente. »

Le revirement, pour l’heure limité, de la justice dans la gestion du « dossier Belrhitri » ne doit en effet rien au hasard : il a été gagné de haute lutte par les proches de Taoufik. Ceux-ci ont tenu bon face à un appareil judiciaire et pénitentiaire méprisant et tout-puissant. Ils ont pris un avocat, puis un second. Alerté les médias tant qu’ils ont pu. Écrit au ministre de la Justice – qui n’a pas daigné répondre. Recueilli des témoignages de codétenus pour tenter d’établir les faits. Mis en place, avec l’aide de militant·es du coin, un comité de soutien2. Et organisé un rassemblement devant le tribunal le 13 mars dernier. « On essaie toutes les possibilités, dit Houria. Cela fait du bien de parler, beaucoup de gens nous disent de ne pas laisser tomber. »

« Pour qu’une mobilisation existe, explique Pierre, du collectif et journal anticarcéral L’Envolée 3, il faut que soient réunis au moins trois éléments : une parole des seuls qui peuvent témoigner de ce qui se passe vraiment, soit les gens à l’intérieur de la prison ; une famille déterminée à se battre ; et des soutiens pour qu’elle ne soit pas laissée à la merci de l’AP. On retrouve ces trois ingrédients dans les bagarres pour Taoufik, Idir, Sambaly… mais c’est hélas très rare. »

Dans la lignée des luttes contre les violences policières

Il semble pourtant qu’on assiste à une intensification des mobilisations autour de ces morts en détention, dans la lignée des nombreuses luttes contre les violences policières – et plus particulièrement de ces luttes nées autour d’affaires concernant des personnes tuées par les forces de l’ordre. « C’est évidemment lié, estime Pierre. Beaucoup ont vu des familles qui parviennent à se faire entendre, à faire de leur combat un sujet politique de premier plan, et se disent donc qu’il est possible de faire connaître ce qu’ils subissent. » Et de préciser : « Cela ne concerne pas que des histoires récentes : certaines familles, plutôt isolées, coincées dans des procédures judiciaires parfois depuis des années, réapparaissent actuellement, acceptent de rendre leur cas public, de rencontrer d’autres mobilisations, ce qui est hyper fort. Cela montre bien que tout cela ne date pas d’hier et que nous n’avons pas affaire à des cas isolés : la prison est structurellement violente4. »

Pierre nuance toutefois le renouveau apparent de ces mobilisations : « L’Envolée existe depuis 20 ans et nous avons toujours été contactés par des familles qui se battent pour des proches morts en détention, mais elles restaient jusque là assez isolées. Parce qu’il y avait peu de collectifs existants, très peu d’écho médiatique, pas de réseaux sociaux encore… Aujourd’hui, même si cela part toujours d’histoires particulières, des groupes essaient d’avancer ensemble, des réseaux se constituent. »

Le mouvement contre les violences policières ne crée pas simplement un effet d’entraînement salutaire : il incorpore de plus en plus les luttes contre les violences carcérales. Le 7 février par exemple, plusieurs collectifs engagés contre les pratiques brutales des forces de l’ordre (Justice pour Adama, Justice pour Gaye Camara) se sont joints à la marche blanche organisée pour Jimony Rousseau devant la maison d’arrêt où il est décédé. Plus marquante encore, la date du 20 mars 2021 : ce jour-là, des milliers de personnes manifestaient à travers toute la France contre le racisme et les violences policières, mais aussi carcérales et judiciaires. Selon Pierre, « c’est la première fois qu’une marche de ce type inclut également dans ses revendications les violences en prison. C’est vraiment dû au travail militant et à l’action de toutes ces familles en lutte. Maintenant, ce n’est qu’un début, espérons que ce rapprochement va s’intensifier. »

Porter la voix des prisonnier.es

La consolidation d’un front commun contre les violences d’État en général ne serait pas de trop pour appuyer des familles confrontées à une institution impitoyable : chacune de ces luttes montre en effet les difficultés infinies rencontrées dès lors qu’il s’agit d’obtenir une réponse sur le terrain judiciaire. Pierre rappelle que « l’ensemble de la chaîne pénale se couvre toujours, à une ou deux exceptions près5, car la prison c’est la justice, et inversement. C’est du même ordre que dans les affaires policières, mais avec encore davantage une culture du secret. Car le travail de la police est malgré tout exposé à un certain regard social qui n’existe pas en prison ». Il poursuit : « Ce que peuvent gagner les familles en lutte, ce n’est donc pas tant la reconnaissance judiciaire, mais la possibilité de ne pas rester seules face à la mort et de faire exister la vérité qu’on veut leur voler, ce qui est essentiel. »

Le collectif Idir Espoir et Solidarité, créé autour du combat pour Idir Mederres, appelle « toutes celles et ceux qui sont indigné·es par les violences pénitentiaires » à un rassemblement place Bellecour, à Lyon, le dimanche 30 mai prochain. Avec la volonté affichée d’instituer un rendez-vous national annuel pour porter la voix des prisonnier·es. Pierre salue la proposition : « Ce collectif travaille à lier les différentes luttes et porte de plus une revendication très importante, à savoir la fermeture des quartiers disciplinaires. Une exigence déjà défendue par beaucoup de mouvements de prisonniers, car les choses les plus graves se passent bien souvent dans ces mitards. Il souligne : Ce combat n’est pas là que pour obtenir la vérité pour telle ou telle personne, même si c’est évidemment capital : c’est aussi un combat mené pour l’ensemble des détenu·es, pour qu’il n’y ait pas d’autres Idir, Sambaly ou Jimony demain. »

Oukacha ne dit pas autre chose lorsqu’il confie : « Je ne pleure pas que mon fils, je pleure tous ceux qui sont morts en prison. » Il ressert du thé à la menthe. Houria conclut : « On ne veut pas que cela se reproduise avec un autre, un autre, un autre… »

Benoît Godin

L’omerta ou L’Envolée

L’Administration pénitentiaire (AP) n’aime pas que l’on fasse de la publicité autour des morts en détention (elle ne publie d’ailleurs aucun chiffre officiel). Encore moins lorsque ces morts peuvent être imputables aux violences de ses propres agents. Elle a annoncé en ce début d’année avoir porté plainte pour diffamation et injure publique contre L’Envolée. En cause, le numéro 52 du journal du collectif 6 et son dossier intitulé « Peine de mort en prison ». Celui-ci revient en détail sur plusieurs affaires, notamment les décès d’Idir Mederres et Sambaly Diabaté. On peut y lire par exemple le témoignage d’un détenu de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas accusant explicitement les surveillants d’avoir tué le jeune Idir.

Ce n’est pas la première fois que l’AP s’en prend ainsi à ce collectif anticarcéral particulièrement actif (et très présent auprès des familles), mais leur dernière offensive judiciaire remontait à 2005. À cette heure, rien d’officiel n’est encore parvenu aux membres de L’Envolée ou à leur avocat : difficile donc de savoir s’il s’agissait de simples menaces, ou si le ministère de la Justice ira jusqu’à un procès qui mettrait forcément en lumière un certain nombre de réalités de la vie en prison qu’il cherche à occulter.

L’annonce de cette plainte s’est, en revanche, accompagnée de la censure bien réelle du numéro incriminé, interdit de distribution dans l’ensemble des taules de France. Là encore, ce n’est pas la première fois que L’Envolée voit sa distribution aux détenu.es empêchée, mais cette censure était jusqu’à présent circonscrite à tel ou tel établissement. Cette fois, c’est une mesure générale inédite, ce qui a fait réagir plusieurs organisations de défense des droits humains : cinq d’entre elles (comme l’Observatoire international des prisons ou la Ligue des droits de l’Homme), se sont jointes à L’Envolée pour signer une tribune commune : elles y dénoncent « une nouvelle illustration de la chape de plomb que l’Administration pénitentiaire met sur un phénomène qui devrait au contraire alerter et inquiéter. »

Le numéro 53 de L’Envolée paraîtra ce mois-ci et devrait, en théorie, pouvoir être à nouveau distribué aux détenu.es. Pour passer information et message de solidarité à l’intérieur des prisons, reste aussi l’émission de radio du collectif, diffusée chaque vendredi à 19 h sur Fréquence Paris plurielle et reprise par de nombreuses autres stations locales. L’AP n’a pas encore trouvé le moyen de bloquer les ondes FM.


1 Contactée, l’Administration pénitentiaire n’a pas donné suite à nos sollicitations.

2 Le comité Vérité et Justice 66.

3 Collectif anticarcéral auquel CQFD avait ouvert ses colonnes dans son n°186 (avril 2020). Plus d’informations sur leurs activités sur lenvolee.net

4 Sur les violences carcérales et l’impunité qui les entoure, (re)lire « Quand les matons bastonnent  », CQFD n° 177 (juin 2019).

5 Hasard de l’actualité et fait exceptionnel, le 20 avril, cinq surveillants du centre de détention de Val-de-Reuil (Eure) ont été condamnés en appel à des peines de prison ferme suite au tabassage d’un détenu.

6 L’Envolée (octobre 2020).

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