Frontières des territoires et des âmes

Mayotte, Under the DOM*

« Sept migrants clandestins se sont noyés dans le naufrage de la barque de pêche qui les transportait, juste en arrivant dans le lagon de Mayotte, a annoncé aujourd’hui la préfecture1. » Un fait divers parmi d’autres, coincé entre un cambriolage et la sortie de route d’un camion. On s’habitue à tout, y compris au retour cyclique de ces drames. Un instant suspendue par le flash info, la vie poursuit son cours. Comme si ces sept morts ne comptaient pas, pas plus que tous ceux qui les ont précédés sous les eaux, et qui se comptent par milliers2. Mayotte reste un angle mort de la France : territoire absent des rayons des librairies, des écrans de cinéma et de télévision, des préoccupations et de l’imaginaire de l’Hexagone. Loin des yeux, loin du cœur... Pourtant cette île est le laboratoire de la postcolonialité républicaine, produit d’un croisement entre Françafrique et Département d’outre-mer (DOM). La mécanique coloniale opère à Mayotte sur le mode d’une censure tectonique qui scinde, partitionne, rature un paysage archipélique – celui des Comores – avant de se réfracter dans le psychisme du néocolonisé3.
Par Elzazimut.

Si Mayotte est si méconnue en France, c’est sans doute parce que le Mahorais, en tant que spécimen humain distinct du Comorien, n’existe pas encore ; il est en cours de modelage, à partir d’images, de récits, d’une réécriture de l’histoire visant à mettre en scène aux yeux du monde un « peuple mahorais ». De quoi justifier la partition de l’archipel des Comores au profit de la France. Dans les salons internationaux du tourisme, des hôtesses mahoraises souhaitent « karibu » aux Tour operators et clients potentiels. Leurs dépliants invitent à l’exotisme : « Cédez à la tentation de Mayotte, l’île aux parfums, l’île aux makis… Son lagon offre une aire où dauphins, baleines et tortues marines aiment à voguer. Venez aussi à la rencontre de la population autochtone : les Mahorais ont l’âme gaie, tout y est encore authentique. » L’autochtone des guides touristiques, c’est la nouvelle figure du bon sauvage : un être doux et spontané, à peine entré dans l’histoire. L’accession du Mahorais au statut de Français « domisé » procède d’une « naturalisation » de ce dernier, d’une réduction à l’état de nature. Dans les agences de pub et les bureaux d’études de Mamoudzou ou de Paris, des « métros » s’attachent à retravailler l’image, le design, le packaging de Mayotte. Il s’agit de définir cette île, non pas à partir d’une culture qui, de fait, est archipélique4, mais à partir d’une nature présentée comme édénique. Une nature hors du temps, car désancrée de l’histoire millénaire d’une civilisation du boutre – le voilier traditionnel arabe acclimaté par les habitants de l’archipel. La promotion d’une « Mayotte, île au lagon » contribue au raturage et à la mise en clandestinité du reste de l’archipel. Le choix du logo de la nouvelle compagnie aérienne mahoraise EWA, la « passe en S » – long couloir sinueux à travers la barrière de corail –, est de ce point de vue tout à fait révélateur : c’est le spot préféré des plongeurs wazungu (les « métros »), qui représentera, désormais, toute une île. Ce « S » n’est pas un symbole, mais une marque visant à assurer un copyright français sur un espace expurgé de son histoire et de sa culture : un label censé garantir la qualité d’un produit du tourisme globalisé.

Le tableau serait idyllique s’il n’y avait hélas toutes ces créatures exogènes à l’écosystème du lagon : les kwassa-kwassa. Ça sonne à l’oreille comme une des dix plaies qui s’abattirent sur l’Égypte pour forcer Pharaon à libérer le peuple de Moïse : les invasions de grenouilles, de sauterelles, de mouches et surtout les eaux du fleuve changées en sang. Ces embarcations de « migrants » en provenance d’Anjouan ont beau être arraisonnées par la marine française, sombrer dans les eaux profondes, dériver à l’aveugle dans le canal du Mozambique, rougir les eaux du lagon par leur fracas, toujours de nouvelles vagues de kwassa ressuscitent et repartent à l’assaut de l’eldorado. Échapper aux vedettes de la Police aux frontières (PAF), de la gendarmerie et des douanes, aux patrouilleurs, aux hélicoptères et aux stations radars dernier cri de la Marine nationale, échapper à toute cette armada exige de prendre des risques : naviguer la nuit, sans lumière, couper parfois les moteurs, braver les bourrasques et la brume… Inch Allah, on joue son destin à la roulette russe. «  La pirogue s’est renversée sur un récif, près de la côte de Kani-Keli. Neuf personnes ont trouvé la mort, dont cinq nourrissons. » Les dépêches se suivent et se ressemblent, lézardant toujours davantage le rêve d’une Mayotte vierge et innocente.

Les navigateurs arabes baptisèrent cette île al-Mawt, « la Mort », en raison des innombrables naufrages occasionnés par la redoutable ceinture de corail protégeant le lagon. Aujourd’hui, ces récifs aiguisés se doublent d’une frontière invisible d’autant plus efficace qu’elle est virtuelle. Une zone de contrôle en temps réel – extensible à volonté grâce au couplage des forces navales et des technologies de repérage (radars, imagerie satellitaire) – qui fait de Mayotte une réserve naturelle high-tech dédiée à la protection des espèces autochtones. Aussi la protection du droit à la vie des uns – les nationaux – expose-t-elle à la mort les autres – les étrangers.

« Mayotte Channel Gateway »

À Mayotte, le port de Longoni se niche dans une baie ample et majestueuse délimitée par les entrelacs de la mangrove, les collines verdoyantes de la pointe nord et la ceinture invisible des récifs coralliens. Depuis toujours, la baie de Longoni offre un refuge aux navires de passage. Ulingoni, cette racine bantoue désigne le « lieu d’escale » et nous renvoie donc à l’histoire précoloniale de Mayotte, à cette circulation millénaire des boutres et des pirogues à balanciers, d’où est née non seulement la société archipélique des Comores, mais aussi la civilisation swahilie (de l’arabe swahil, « rives ») : un maillage de cités-États – Lamu, Zanzibar, Mogadiscio… – qui jalonnaient les rives de l’Afrique de l’Est et qui constituaient autant d’étapes sur la route de la péninsule arabique, de l’Inde, de la Chine ou de la Malaisie. C’est à cette Afrique swahilie, au cœur de la première globalisation marchande et culturelle de l’océan Indien – le système-monde afro-asiatique dont l’Europe n’était alors qu’une périphérie –, qu’étaient intégrés les ports de l’archipel des Comores et du nord-ouest de Madagascar. À l’image des sociétés caribéennes, les mondes swahilis sont nés eux aussi de l’imprévisible, de la fécondation réciproque d’éléments culturels et de peuples infiniment divers : des Somalis, des Bantous, des Perses, des Yéménites, des Austronésiens, des Portugais, des réfugiés de toutes sortes – tous acteurs d’une archipélisation créatrice.

En 2013, Longoni a été rebaptisé « Mayotte channel gateway » : ce n’est plus un port mais un hub, une plateforme logistique. Ce dispositif achève le processus de « conteneurisation » de la vie mahoraise : qu’un porte-conteneur ou un supertanker arrive en retard et c’est la panique, la hantise de la pénurie, des files d’attente interminables se forment devant les autels de la modernité que sont la station d’essence et le supermarché. Avec la départementalisation – et l’accroissement exponentiel des importations qu’elle suppose –, au mur du visa Balladur s’ajoute à présent le murmure assourdissant de la marchandise : je ne me rapporte au monde que dans la mesure où je peux le consommer. La création à Mayotte d’un îlot de prospérité fictif aboutit nécessairement au renforcement de la partition de l’archipel, au durcissement de la frontière, à l’hémorragie des forces vives des autres îles au profit de l’eldorado mahorais, et donc au rejet croissant de ceux, « les Comoriens », qui menacent nos privilèges de consommateur français. Une des premières césures auxquelles on est confronté à Mayotte est cette faille géologique paradoxale qui sépare le 101e département de son arrière-pays – le canal du Mozambique –, une faille qui s’élargit au fur et à mesure de son intégration aux circuits marchands français : « Le monde est ici comptabilisé en conteneurs, il n’est que cela, et c’est peut-être le meilleur des filtres possibles. » Les 4×4, les berlines, les écrans plasma, les packs de bières…, tout arrive par Longoni – cordon ombilical magique qui lie Mayotte à la métropole tout en la déliant de tous les liens familiaux, culturels, historiques qui la rattachaient aux autres îles. La mise sous DOM suppose toujours le rétrécissement de l’horizon et une « cartographie mutilée » : « Pour renforcer leur dépendance vis-à-vis de la France, l’État bloque les relations que les outre-mer entretiennent encore avec les pays voisins », écrit Françoise Vergès dans Le Ventre des femmes.

Sous le dôme invisible de Mayotte, on entend encore l’appel des muezzins et les incantations des fundi wa madjinni (les maîtres des djinns), mais on célèbre surtout le culte du cargo, ces rituels à travers lesquels les Mélanésiens tentaient de capter les richesses occidentales en imitant de leur mieux les gestes et postures des opérateurs radio, des capitaines au long cours, des sorciers blancs. Peau comorienne, masques français, le Mahorais se veut désormais « de souche », pas un de ces étrangers qui débarquent en kwassa de l’île lointaine d’Anjouan, à… 70km. Dans Le Discours antillais, Édouard Glissant a parfaitement analysé la mécanique du DOM, la « domisation » : il s’agit de convertir des fonds publics – des subventions, des dotations, des salaires et primes de fonctionnaires, etc. – en bénéfices privés. Au profit d’abord des grands groupes français (Total, Bouygues, Casino…) qui forment des oligopoles et s’entendent donc sur les prix ; d’où le problème récurrent de la vie chère. Dans la continuité de l’exclusif colonial institué par Colbert au XVIIe siècle, les DOM constituent des marchés captifs déguisés. Toute la puissance idéologique du système réside dans le fait qu’il se présente sous l’apparence d’un don de la France, transformant ainsi les « domisés » en éternels débiteurs d’un développement fictif et dévoyé.

Microfascisme tropical

Tel un mauvais djinn, un désir d’apartheid – le rêve pathogène d’une communauté homogène – possède Mayotte : une île asphyxiée par sa propre frontière, où schizophrénie et paranoïa vont de pair. Et où l’on chasse l’étranger, village après village, au plus profond de soi-même. La chasse à l’homme qui s’est déroulée de janvier à juillet 2016 n’a pas épargné les établissements scolaires où, du jour au lendemain, sans prévenir, des élèves disparaissaient. On les retrouvait parfois sur la place de la République de Mamoudzou, dormant à même le sol avec leur famille, sans même un bout de toile pour les protéger des intempéries et des regards agglutinés aux grilles de ce camp sans nom. Ce n’étaient pas des réfugiés, mais les expulsés de la République : les bannis du « vivre-ensemble ». Dans les écoles, un nouveau jeu fit son apparition, une répétition de ce qui se passait au-dehors : « Les gendarmes et les Anjouanais »... Plus que jamais, Mdzuani (Anjouanais) cinglait l’air comme une insulte et laissait des traces indélébiles dans l’âme et le cœur vulnérables de ces enfants de Mayotte perçus comme tels : des enfants maudits. Depuis longtemps, « Comorien » était devenu un terme cancérigène, un synonyme d’étranger et donc de délinquant : on ne le prononçait plus, on le crachait, surtout sur les ondes ! Comment s’étonner alors de voir un jour des milices pseudo-citoyennes sillonner les rues en quête d’habitations « comoriennes » à détruire ou piller…

De l’autre côté du miroir, par-delà les mirages du « migrant » et la soif d’exotisme du mzungu, les luxuriantes collines de Mayotte renferment une vaste garenne – une chasse à l’homme s’y déroule en permanence à ciel ouvert. L’humain poursuivi est le frère, le cousin, la grand-mère du Mahorais : il vient des autres îles de l’archipel des Comores. Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que la police partage désormais son monopole de la traque légitime avec des collectifs d’habitants aussi anonymes que les tracts nauséabonds qui se propagent sur les réseaux et les murs du 101e département. « Mayotte asphyxiée », tel est le titre du tract téléchargeable depuis le 28 avril 2016 sur le site web de Kwezi : « Une manifestation et une action d’expulsion pacifiques contre l’immigration clandestine auront lieu le dimanche 15 mai 2016. Point de départ : au plateau de Boueni, à 6h, pour le tour de la commune. Suivi d’un grand voulé [un barbecue festif]. » Qu’une opération de ce type ait pu avoir lieu, bien qu’elle ait été annoncée près de trois semaines à l’avance, en dit long sur la banalisation d’une certaine xénophobie et sur la complicité des médias, des élus, des autorités locales dans la prolifération, sur une grande partie de l’île, des exactions commises à l’égard des « Comoriens » : harcèlements, insultes, ratonnades, pillages et incendies, menaces et intrusions chez des personnes hébergeant des « décasés », etc.

À chaque fois, ces « actions d’expulsion » prenaient la forme d’un sinistre charivari où les battements de casseroles le disputaient aux chants et aux hurlements vengeurs des bouenis (« femmes »). À Tsimkoura, là où tout a commencé en janvier, près de cent habitants procédèrent à une battue à travers leur commune. Ils s’étaient vêtus « de rouge pour se reconnaître » (Flash info, 19 janvier), à défaut de pouvoir épingler une étoile jaune sur la poitrine d’un envahisseur « comorien » d’autant plus perfide qu’indiscernable : un ennemi intérieur. Sans le climat d’impunité qui règne à Mayotte, la chasse aux Comoriens n’aurait pu prendre de telles proportions, ce que n’a cessé de dénoncer Maître Ghaem en évoquant des « mairies qui accueillent ouvertement ces collectifs de villageois en leur sein, effectuant des photocopies pour leurs tracts, organisant autour des “décasages” des voulés festifs. » (Journal de Mayotte, 5 juin 2016). Comme l’analyse la Cimade, l’absence de réaction de la gendarmerie et de la préfecture « cautionne l’impunité de ces collectifs et leur offre la possibilité de développer ce type d’actions illégales et xénophobes5 ». Ce qui est encore plus troublant, c’est qu’une partie des membres de ces milices proviennent de « Conseils citoyens » issus de la Politique de la ville. Une division du travail « civique » se mit ainsi en place : à une fraction radicalisée de la population l’expulsion et le rabattage, à la gendarmerie l’encadrement (sous prétexte d’éviter les affrontements), à la PAF le contrôle des papiers et la rafle. Vu son efficacité, il se pourrait que le microfascisme tropical qui s’est expérimenté à Mayotte – cette communion entre une petite frange des citoyens et les forces de l’ordre dans la traque de l’étranger – fasse un jour son retour en France métropolitaine…

Les frontières intérieures

« Je suis née à Mayotte, d’une mère anjouanaise et d’un père mahorais. […] Comme les villageois de ma commune n’aiment pas les étrangers, surtout les Anjouanais, j’ai longtemps eu honte de ma mère. J’avais honte de dire à mes amis que je suis anjouanaise par ma mère. Je leur cachais cette vérité, je ne voulais pas être rejetée à cause de cette origine-là. Je faisais semblant d’être heureuse avec cette vérité cachée au fond de mon cœur, mais je me sentais seule. Je n’osais pas me montrer en public avec ma mère. Quand elle me parlait devant les gens, je l’ignorais, comme si c’était une inconnue, une étrangère.  » C’est à la lecture de ce texte, écrit par une de mes élèves, appelons-là Amina, que j’ai vraiment réalisé ce fait : les frontières ne partagent pas seulement les territoires mais aussi les âmes, les rendant souvent étrangères à elles-mêmes. Le constat de Fanon se vérifie : l’aliénation ne peut se comprendre à partir du seul psychisme de l’individu, puisque c’est la situation (post)coloniale qui la génère.

Mais j’entends déjà des voix s’écrier : « Arrêtez avec votre histoire coloniale, tout ça c’est du passé !… » Certes, il n’y a plus de travail forcé, de code de l’indigénat. Ce qu’on exploite aujourd’hui dans les DOM (cf. Le Discours antillais de Glissant), c’est la consommation, l’assistanat subventionné des autochtones : des populations rendues superflues dont le paysage est peu à peu transformé en réserve écologique. Aussi, l’asphyxie qu’évoquent les tracts appelant à la chasse aux Comoriens n’est-elle en fait que l’asphyxie d’une vie sociale, culturelle et économique qui peut de moins en moins se passer de l’assistance respiratoire de la mère patrie française. La « domisation » a donc pour effet non seulement de stériliser les initiatives, les productions, l’économie locale, mais aussi d’évider le « domisé » qui, au fur et à mesure qu’il perd ses savoir-faire, se voit contraint pour garder un minimum d’estime de soi de se réfugier dans l’apparat et le folklore. C’est la phase ultime de l’assimilation, une colonisation parfaite, puisque méconnue comme telle et désirée par le néocolonisé. Dans cette mise sous dépendance intégrale – une tutelle aussi insidieuse qu’invisible et confortable –, il devient toujours plus difficile d’exprimer des différends à l’égard de la métropole et de ses représentants. Se met alors en place un processus d’autocensure permanent alimenté par une peur primale de nourrisson : « Les élus mahorais ont peur des préfets qui les traitent comme des mendiants » (Mayotte en sous-France, Mahamoud Azihari). On ne saurait mordre, en effet, la main qui nous nourrit : trop peur de perdre ce qui nous a déjà perdus.

Malaise dans le lagon

Le malaise de Mayotte s’enracine en partie dans le sentiment plus ou moins conscient de dépossession qu’éprouvent ses habitants vis-à-vis de leur propre image, de leur propre histoire et devenir. Ce malaise est bien plus profond que les mille et une difficultés économiques et sociales que rencontre ce territoire – chômage abyssal, système hospitalier et éducatif au bord de l’implosion, croissance exponentielle des cambriolages et agressions, 85% de la population sous le seuil de pauvreté. Un malaise indicible, touchant au sentiment même de l’existence : j’ai beau renier mes frères, j’ai beau cracher sur leur indépendance de merde, j’ai beau arborer le drapeau français et chanter « La Marseillaise », je reste invisible aux yeux de la mère patrie, au point qu’il m’arrive souvent de douter de ma propre réalité6. Mayotte souffre de ne pas être aimée par la lointaine métropole, alors qu’elle-même ne veut plus se reconnaître dans ses îles sœurs.

La source première du mal-être à Mayotte réside ainsi dans le refoulement croissant de la « comorianité » de cette île. Lequel ne se produit pas seulement dans la psyché des individus, mais d’abord à travers des techniques policières de rafle, d’internement, d’expulsion. Aujourd’hui, plus que jamais, l’expulsion des corps étrangers est présentée comme le remède à tous les maux de la société mahoraise. Le problème avec le refoulé, c’est qu’il ne cesse de faire retour sous la forme d’une violence interne à l’individu : somatisations, troubles du comportement, psychoses. Dans le cas de Mayotte, ce retour du refoulé s’exprime notamment dans la multitude toujours croissante des mineurs isolés : les enfants des rues et des bois, les enfants du rejet qui grandissent la rage entre les dents, loin de leurs parents – des enfants voués à une citoyenneté impossible.

De la puissance archipélique des rivages

« Le malheur des hommes, dit Foucault, ne doit jamais être un reste muet de la politique. » Témoigner de l’innommable, c’est le premier acte d’une résistance politique parce que poétique : la première révolution est celle du verbe ! À cette «  fable écrite de main de maître » – « cette histoire de migration sauvage en sa propre terre » –, l’artiste Sœuf Elbadawi riposte par les contre-sorts d’une poésie d’outre-tombe : « Un dhikri pour nos morts. La rage entre les dents.  » Un texte qui rompt le non-dit sur tous ces mal-morts qui hantent Mayotte et les autres îles de l’archipel. L’histoire d’un homme fracassé qui enrage de ne pouvoir enterrer ses morts et contemple le lent naufrage d’un archipel. « Jusqu’à quand allons-nous regarder ceux qui s’enfoncent sous l’eau (…) sans rien opposer à l’Impensable ?  », se demande-t-il. Cet homme décide alors d’organiser un dahira (cérémonie funéraire soufie), non seulement pour son cousin, mais aussi pour ces milliers de morts que nul ne nomme. Lorsque les disparus sont censurés et abandonnés à leur sort, lorsqu’ils ne sont plus que des chiffres dans des statistiques ou des graphiques, c’est notre propre humanité qui est remise en question : notre capacité à nous reconnaître dans l’autre. Le mort étant l’autre par excellence puisqu’« au-delà ». À la rhétorique déshumanisante du « flux migratoire », Elbadawi oppose le verbe créateur qui offre un visage et une voix aux damnés de la mer, témoignant ainsi de leur humanité et… de la nôtre. Face à la banalité du mal – la plus terrible des censures –, retrouver la capacité poétique de s’étonner, retrouver le sens de l’intolérable. Mettre au jour le scandale que l’on ne cesse d’étouffer.

Avant d’être des lignes, les frontières sont des lieux de vie où les humains se sont toujours réinventés en se nourrissant de l’étrangeté de leur prochain. Comme les barrières de corail, les frontières ne respirent, ne vivent que par leurs pores, leurs aspérités, leurs surfaces ajourées où se produit l’entrelacs continuel de mondes incommensurables : une hybridation créatrice. Fécondés par les alizées et moussons7, les swahil (rives) incarnent par excellence la frontière comme lieu de vie, comme espace de pulsation et de symbiose créatrice. La « domisation », qu’il s’agisse de la politique d’assimilation des Outre-mer ou de la mise sous dôme sécuritaire – la mise en réseau et résonance des appareils de capture –, c’est la négation des rivages et de leur puissance archipélique. Appelons donc à de nouvelles « swahilisations », à des « dé-rives » inédites et furtives !


(*) : dans Under the dome, série télévisée US, une ville se réveille un jour sous un dôme transparent qui la retranche du monde.


1 « Mayotte : mort de 7 migrants dans un naufrage », lefigaro.fr, 10/02/2014.

2 Depuis l’instauration en 1995 du visa Balladur, il y a eu plus de 15 000 morts selon les estimations de l’ONG Migreurop.

3 Au fur et à mesure que la partition de l’archipel se durcit, le mot « Mayotte » devient une coquille vide mais tranchante : une abstraction au sens fort, puisqu’à présent on ne conçoit à travers ce mot qu’une scission, qu’un territoire abstrait de son arrière-pays. Ainsi Maore n’est plus que ciel et lagon, elle n’a plus ni archipel ni continent.

4 Bien qu’il y ait des variations d’une île à l’autre, voire d’un village à l’autre, il y a en commun dans cet archipel une langue, des lignages familiaux, des pratiques religieuses, des savoir-faire thérapeutiques ou agricoles…

5 « Mayotte : la chasse aux étrangers par la population est ouverte… », Blog Mediapart de la Cimade, 25/04/16.

6 « Je ne veux pas de votre indépendance à la merde et à la con ! », phrase célèbre du père de « Mayotte française », Younoussa Bamana. Dans les manifs anti-Comoriens, on voit des pancartes proclamer : « On ne veut pas de votre indépendance de merde ! »

7 Les navigations s’effectuaient en fonction du cycle des vents.

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1 commentaire
  • 9 juillet 2017, 17:37, par Perret

    Beau texte qui met le doigt sur un délire franco-français. Curieusement, Foccart (dans ses mémoires) dit s’être opposé à la partition des Comores. Ce fut une décision délirante de Messmer soutenu par... l’Action Française de Pierre Pujo, lui-même tombé amoureux d’une Mahoraise qui voulait la partition. La départementalisation éloigne la possibilité d’évoluer vers un statut qui permettrait à l’archipel de retrouver son équilibre. Peut-être qu’en reprenant le problème par le haut (entrée de Mayotte à la Commission de l’Océan Indien) on trouverait là un lieu de dialogue permettant de trouver des solutions dans un cadre sous-régional ? Est-ce que libéraliser totalement l’entrée des Comoriens à Mayotte pour des séjours de courte durée renouvelables sur simple demande ne serait pas le moyen de sortir de l’impasse d’une arrivée clandestine avec quasi assurance d’une reconduite à la frontière ? A partir du moment où l’on est certain de pouvoir revenir, on ne reste pas clandestinement. Cela permettrait au habitants du reste de l’archipel de créer des petits commerces en achetant à Mayotte des produits qui seraient revendus dans le reste du pays. Un peu comme les Africain(e)s de l’Ouest et du Centre qui viennent à Aubervilliers pour trouver de quoi alimenter leur petit commerce à Abidjan, Douala ou ailleurs. Sachant que la difficulté pour les ressortissants des anciennes colonies françaises à avoir un visa les conduit à rester le plus souvent possible illégalement en France, alors que si le renouvellement du visa était acquis... En outre, le coût de ce délire départemental est considérable pour le contribuable français (plus de 200 millions d’euros rien que pour les reconduites à la frontière si je ne me trompe) et conduit à une inflation du nombre de Comoriens en France (en métropole devrais-je dire) qui a aussi son coût (y compris en matière de sécurité car s’il y a très peu de djihadistes provenant directement de l’archipel (une dizaine au total, me semble-t-il, entre l’Irak et la Syrie), il y en a beaucoup plus qui rejoingnent EI ou el Qaida après s’être radicalisé en France (2 ou 300 paraît-il)...

Paru dans CQFD n°155 (juin 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Dénètem Touam Bona
Illustré par Elzazimut

Mis en ligne le 25.10.2018