Make America stone again
Overdose en rase campagne
« Faudrait changer la musique. Personne n’est heureux ici, pas vrai ? » La jeune femme écrase nerveusement sa cigarette, le visage sec comme un panneau d’autoroute. Devant la station-service, près de l’arrêt de bus qui nous mène à Cape Cod, Massachusetts, les haut-parleurs crachotent un tube défraîchi – « Happy », de Pharrell Williams. Face aux pompes à essence, les employées de la supérette parlent turbin, bons shifts et mauvais shifts, salaire minimum, crack et White Widow pas chère. Le bitume est jonché de cigarettes et de flasques d’alcool. Fixé au mur, un panneau promet des « trajets gratuits en voiture de police si vous volez à l’étalage ». On observe les visages fermés des passants, les regards absents, les corps usés, boiteux, écrasés au sol par le soleil de mai et la malbouffe.
Jason et Bruce assurent la propreté de la gare routière. Pause clope à la limite de la zone non-fumeurs. Jason parle du Fentanyl, un analgésique opioïde « jusqu’à cent fois plus puissant que la morphine ». Cette semaine, un policier du fin fond de l’Ohio a fait une overdose en contrôlant le véhicule de dealers présumés. D’après la presse, toucher un peu de poudre a suffi à l’envoyer aux urgences. « La consommation d’opiacés a explosé depuis quelque temps, explique Bruce. Cette année, j’ai appelé les urgences une trentaine de fois pour des overdoses, parce que les gens viennent se droguer dans les toilettes de la gare. La semaine dernière encore, les secours sont intervenus pour une jeune femme. Elle est décédée dans l’ambulance. »
Boom des overdoses
En 2015, les opiacés ont fait plus de 33 000 morts aux États-Unis. Soit presque autant que les accidents de la route. Propulsée par l’héroïne, le Fentanyl ou de simples antidouleurs opiacés obtenus sous prescription, l’hécatombe connaît un pic depuis le début des années 2010. Elle est en partie responsable de l’augmentation de la mortalité des Américains blancs d’âge moyen – un phénomène unique parmi les sociétés dites développées. Si l’ensemble du pays est touché, l’épidémie s’est surtout déchaînée sur l’Amérique profonde. Dans le New Hampshire, la Virginie-Occidentale, le Kentucky ou l’Ohio, la poudre décime les communautés rurales blanches et les classes moyennes périurbaines.
Sur la route qui traverse Cape Cod s’ouvre la grande parade de l’Amérique moyenne. Une longue file de 4x4 lustrés s’agglutine autour d’un supermarché bio Whole Foods, d’un Starbucks et d’une poignée de fast-foods immaculés. Autre fonds de commerce en vogue : les centres de désintoxication. Les pages jaunes en recensent une soixantaine pour 215 000 habitants. Le Cap, presqu’île en forme de crochet au sud de Boston, compte parmi les bastions de l’Amérique prospère et démocrate.
On ouvre le canard local. « En 2016, Le Cap avait le troisième taux d’overdose par opiacés du Massachusetts », annonce un article. Une rubrique est même consacrée aux morts par overdose, entre les prévisions météo et l’horoscope. D’après les chiffres officiels, les drogues ont fait 410 morts au Cap entre 2010 et 2015. « Ça a commencé au début des années 2000, assure K. C. Myers, qui couvre l’épidémie au journal. À cette époque, on voyait des jeunes, des lycéens par exemple, qui se mettaient à prendre de l’héroïne. C’était très inquiétant, mais tout le monde était dans le déni. Les familles avaient honte, personne ne voulait en parler. Maintenant, les gens les plus touchés ont entre 17 et 28 ans – principalement des hommes blancs de classe moyenne. » Dans le Massachusetts, l’un des États les plus prospères du pays, les dérivés d’opium ont fait 2 069 morts l’année dernière.
L’OxyContin, blockbuster de la défonce
Vétérans blessés, footballeurs, majorettes, ouvriers ou simples étudiants : les opiacés font peu d’exceptions. Même les habitants des banlieues cossues meurent dans les toilettes des chaînes de restauration rapide. « L’addiction n’est pas limitée à une classe sociale parce qu’elle a été largement produite par le monde médical, assure la journaliste. Les médecins ont lourdement prescrit des antidouleurs opiacés à la fin des années 1990 – à des retraités ou à des jeunes à qui on enlevait des dents de sagesse, par exemple. »
D’après l’Institut national sur l’abus de drogues (NIDA), près de 80% des héroïnomanes sont devenus dépendants suite à des prescriptions d’opiacés. « À Long Island [dans l’État de New York, ndlr], où la démographie est similaire à celle du Cap, des journalistes ont découvert que beaucoup de pompiers avaient des problèmes d’addiction, ajoute K.C. Ce sont des travailleurs syndiqués avec de bonnes assurances santé : ils ont les moyens de payer des antidouleurs. À l’inverse, les plus pauvres ou les populations noires des centres-ville, qui ont des assurances plus faibles ou pas de couverture du tout, ont été relativement épargnés. »
À eux seuls, les États-Unis consomment 80% de la production mondiale d’antidouleurs. Conforté par des régulations favorables au traitement agressif de la douleur depuis les années 1990, le marché des opiacés légaux pèse désormais 10 milliards de dollars par an. Quand les grandes villes sont longtemps restées au cœur du trafic de drogue, les années 1980 ont vu naître les « moulins à pilules », ces médecins de campagne distribuant des opiacés à tour de bras. Puis en 1996, la firme Purdue Pharma a lancé un des plus gros blockbusters de l’industrie pharmaceutique. L’OxyContin, antidouleur « miracle », s’est ensuite répandu dans tout le pays – Purdue bombardant patients et médecins à grands coups de spots télévisuels. Vingt ans plus tard, la firme a été attaquée en justice pour avoir minimisé le risque d’addiction de l’OxyContin et encouragé des docteurs à surprescrire son produit.
Fortune pharmaceutique
On estime qu’un tiers des utilisateurs de la première version de l’OxyContin en abusaient. Entre 1999 et 2015, plus de 183 000 personnes ont succombé à des surdoses d’opiacés prescrits. Mais c’est seulement l’année dernière que le Centre de contrôle et de prévention des maladies, principale agence du ministère de la Santé, a admis « ne connaître aucun autre médicament utilisé pour des maladies non mortelles qui tue les patients si fréquemment ». Trop tard : le mal était fait. Le marketing agressif des trafiquants de drogue a permis de mettre des opiacés à disposition de tout le pays – l’héroïne est environ trois fois moins chère que l’OxyContin.
Nous voilà en route pour Middletown, bourgade de 16 000 habitants au fond de l’État voisin, le Rhode Island, afin de rencontrer le groupe local des Narcotiques anonymes. Un ensemble hétéroclite de berlines cabossées et de pick-up tape-à-l’œil sont garés devant l’église méthodiste Calvary, au beau milieu des champs. Une vingtaine d’anciens toxicomanes sont présents, une assistance allant du punk à chien à l’employée du supermarché du coin, en passant par un cadre quadragénaire ou un chef cuisinier de la marine militaire. La plupart ont perdu des proches dans la dope. Certains assurent en être toujours « amoureux ». D’autres se rappellent s’être réveillés avec une aiguille dans le bras, dans des taudis sans eau courante ni électricité. « Tu travailles sur les opiacés ? Mec, je suis un cas d’école ! » Tom1, un trentenaire aux allures d’étudiant en école de commerce, tire frénétiquement sur sa cigarette électronique. « J’ai commencé avec l’OxyContin. Le vieux OxyContin, tu vois ce que je veux dire ? Maintenant, il est moins puissant. » À côté de lui, Nick fait nerveusement les cent pas, une clope à la main. L’ouvrier d’une vingtaine d’années assure que « 90% des gens qui viennent ici sont devenus accros à cause des antidouleurs. Moi, je me suis cassé la main quand j’avais 16 ans – et mon docteur m’a prescrit des opiacés. À partir de là, tout est parti en vrille ».
En 2015, le magazine Forbes saluait une nouvelle entrée dans son classement des vingt familles les plus riches des États-Unis. Les Sackler, propriétaires de Purdue Pharma, ont amassé une fortune d’environ 14 milliards de dollars. On estime que la firme a généré 35 milliards de chiffre d’affaires depuis le lancement de l’OxyContin. La drogue, ça rapporte.
1 Noms d’emprunt.
Cet article a été publié dans
CQFD n°155 (juin 2017)
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Paru dans CQFD n°155 (juin 2017)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 30.06.2017
Dans CQFD n°155 (juin 2017)
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