La Réunion : une jeunesse déportée
« Marmail-d’la-Creuse »
« C’est parti d’un silence qui me perturbait », explique Michaël Gence, du Kollectif Nawak, auteur du documentaire Rassine monmon, papa – Ce passé qui ne passe pas. « Ma mère, venue en 1969, me répondait toujours : “Laisse tomber, c’est le passé.” Du coup, j’ai grandi avec l’idée que mon histoire n’était pas importante. » Michaël, né en France métropolitaine après l’arrivée de ses deux parents, a un jour posé sa caméra sur la table. « Personne m’a dit que j’étais pas française ! », s’est d’abord défendue sa sœur. Avant de nuancer : « Bon, il y avait l’accent, la couleur de peau… » Et, après des vacances sur l’île, l’institutrice qui voulut que le grand frère aille chez l’orthophoniste pour qu’on lui lave la bouche du créole… À partir de là, plus de créole à la maison !
« Ma mère a parlé de son histoire et moi je suis tombé sur la grande histoire de La Réunion, qui est aussi la grande histoire de France. » C’est en tout cas l’histoire d’une migration organisée par une société d’État constituée en 1963, le Bureau pour le développement des migrations intéressant les territoires d’outre-mer (Bumidom). Sous l’impulsion de Michel Debré, député gaulliste de La Réunion, cette officine était censée « organiser la mise en route », ainsi que « créer et gérer des centres d’accueil et de transit ». Quant aux mineurs, ou pupilles de l’État, c’est l’assistance publique qui opérait leur sélection sur l’île. « Lavyon a mangé mon frère », chante le musicien réunionnais Danyel Waro.
Obsessions malthusiennes
« Vous ne pouvez pas vous occuper de votre enfant, alors on va le placer. » C’était le discours des assistantes sociales. On entassait ces petits « cas sociaux » dans des foyers, dans des conditions souvent sordides. Puis, de là, on choisissait ceux et celles qui allaient être envoyés en France. A priori avec l’autorisation des parents. Et avec une promesse : « Ils partent étudier, ils reviendront pendant les vacances scolaires. » Serge Reynaud dément : « En fait d’études, ma mère s’est retrouvée dans une famille aisée de Grenoble, où elle servait de bonne à tout faire sept jours sur sept, sans être payée. Après quelques mois, elle a rencontré par hasard une Réunionnaise qui lui a dit que ce n’était pas normal. Elle a pu partir à Paris. »
Au foyer de Guéret, dans la Creuse, on dispatchait. Un de ces « pupilles » témoigne : « Ils nous ont mis en ligne et les familles d’accueil passaient devant nous et faisaient leur marché. ‘’La fille souriante s’occupera bien de nos enfants.’’ ‘‘Le garçon à biceps fera un bon garçon de ferme.’’ Comme du bétail. » Ou des esclaves. Critères de choix : la peau claire, les muscles bien formés, les dents saines… Comment un pays comme la France, qui organisa la traite négrière de façon quasi industrielle, ose-t-il, plus d’un siècle après l’abolition, reproduire de telles scènes ? Justement… On ne fait que répéter d’anciens gestes. Les rapports de domination et le racisme persistent. « Même si tu ne connais pas l’histoire de l’esclavage, ça marque un gamin, tout ça !, s’insurge Mickaël. En grandissant, il y a eu beaucoup de problèmes d’alcool, de dépression, de suicide. »
Trafic de chair humaine
« Tels des grands enfants de la République », on enseignait aux jeunes filles à coudre, bien se tenir, parler poliment, « être propre sur soi et autour de soi »…, avant de les envoyer dans des familles qui étaient payées pour les recevoir. Il y eut bien sûr des familles aimantes qui finirent par adopter l’enfant. C’est le cas de Marie-Thérèse Gasp, qui raconte tout de même sa déchirure : « On me disait que je parlais petit nègre, alors que j’avais juste quelques mots de créole. » Sa mère la cherchait à La Réunion, mais elle fut enlevée bébé par les services et envoyée en France à l’âge de trois ans. Placée chez une famille dans la Sarthe, elle a pu étudier, mais on lui mentait : elle se croyait orpheline et ne retrouvera sa mère que trente-six ans plus tard.
Les raisons d’un tel trafic d’enfants ? Le besoin de main-d’œuvre en métropole, mais aussi la crainte qu’une trop forte poussée démographique ne fasse basculer l’île dans des désordres. Et « ces gens-là » font trop d’enfants… La théorie de « l’impossible développement » justifiait le maintien en dépendance. À l’époque, on assiste à un basculement de populations, qu’on a vu aussi en Nouvelle-Calédonie, où les Caldoches sont aujourd’hui plus nombreux que les Kanaks : entre 1962 et 1981, 40 000 Réunionnais sont partis par le Bumidom – on parle de la moitié d’une classe d’âge sur une quinzaine d’années. Pendant ce temps, en sens inverse, plus de 20 000 « zoreilles » allaient s’établir sur l’île.
Qu’est-ce qu’ils voient ? Une Négresse
Et une fois en métropole, on découvre la France. Expédite Cerneaux témoigne : « Il fallait qu’on cherche à se loger. Quand tu te présentes devant leur porte, les gens te regardent par un judas. Et qu’est-ce qu’ils voient par leur trou ? Une Négresse ! » Michaël abonde : « Réunionnais exilé, tu ne fais pas vraiment partie de ce pays, tu côtoies dans les boulots les moins bien payés d’autres immigrés, maghrébins, portugais… Des luttes ont réuni des “domisés” et des immigrés non français, d’ailleurs. » Dans le film, on voit les traces d’une occupation des bureaux du Bumidom, les murs souillés par quelques vérités : « À bas la traite des Nègres », « Nous voulons retourner chez nous »…
Quel a été l’accueil de ce film à La Réunion ? « Silence radio côté institution, sujet trop sensible. On l’a montré par le biais de militants culturels ou politiques, dans des quartiers, dans des “cités-béton”… Rassine exhume un non-dit, il y a libération de la parole. Des jeunes sont venus me dire : “On l’attendait depuis des années. Maintenant, on comprend mieux ce qui se passe ici.” » Le non-dit, ce sont souvent les exilés qui le pratiquent. « Ceux qui rentrent là-bas pour les vacances n’en parlent pas. Pour ne pas passer pour des perdants, des ratés. Le syndrome du bled : je retourne, je m’endette, je loue une belle bagnole, je vais à l’hôtel, pour montrer que la France, c’est l’opulence. »
Société foutue en l’air
Et ici ? « En Normandie, où j’ai vécu 22 ans, j’ai contacté une amicale de Réunionnais, raconte Michaël. Ça a été violent ! Des gens sont partis avant la fin de la projection. À la fin, on m’a pris à partie : “Pourquoi tu as fait ça ?... Quelles sont tes intentions ?… Tu sais que ça peut faire du mal ?... Le silence est d’or !” Mais le mal, c’est pas moi qui l’ai fait. Leur conclusion, c’est que j’ai un problème psychologique, une crise identitaire. » Sans doute. « L’avenir du Noir, c’est de devenir blanc », lance avec ironie Joseph Varondin, enseignant et écrivain, qui intervient au fil du doc.
Chez les ex-pupilles, reste une sourde colère. « Ils auraient agi pour notre bien et celui de la nation, analyse Françaisa Reynaud 2, alors ils ne vont pas nous demander pardon pour les blessures qu’ils nous ont causées. » « Société foutue en l’air à cause de ça ! », bougonne André Robèr, auteur de Carnets de retour au pays natal 3. « Pourquoi j’irais célébrer le 20 décembre 4 alors que je suis encore en combat contre l’État pour lui faire reconnaître qu’il a fait de l’esclavage avec moi ? », s’exclame Jean-Philippe Jean-Marie dans le film. Envoyé en France en 1964, il vit aujourd’hui sur l’île et a fondé l’association Rassine Anlèr, qui regroupe d’anciennes « marmailles-d’la-Creuse ».
1 Film autoproduit, Rassine monmon, papa… cherche à financer sa 2e partie : rassinemonmonpapa.jimdo.com.
2 Lire article sur les demandes de réparation dans CQFD n°13.
3 Éditions K’A, Marseille, 2002.
4 Célébration de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.
Cet article a été publié dans
CQFD n°155 (juin 2017)
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Paru dans CQFD n°155 (juin 2017)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 24.10.2018
Dans CQFD n°155 (juin 2017)
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