Dossier : Debout partout
Marseille : Le S.O. fait son chaud
Marseille, 31 mars 2016. Dès le début de la manifestation, ça bougonne dans les rangs de FO et de la CGT : « Ils ne respectent rien, ces jeunes ! », s’exclame un syndicaliste furieux. Il faut dire qu’ils sont culottés, les minots : ils viennent de prendre la tête du défilé sans demander l’autorisation, ni aux syndicats ni à la préfecture ! Ces même « jeunes » qui depuis deux semaines bloquent leurs établissements scolaires, organisent des AG, débattent et se battent dans la rue… quel toupet ! Et aujourd’hui, ils sont plus que motivé.e.s : pancartes, slogans, écharpes sur le nez, ça chante, ça crie : « Marseille, debout, soulève toi ! », « C’est la, c’est la, c’est la révolution ! »
À mi-parcours, la tension monte d’un cran : au niveau du pont du cours Lieutaud, avenue perpendiculaire à la Canebière, une canette est jetée en direction d’une voiture entourée de gros bras, quelques slogans sont criés contre la police. Raté, c’est le S.O. de la CGT ! Il faut dire qu’il y a de quoi se méprendre... Riposte immédiate : la CGT charge et asperge allègrement de lacrymo une grappe de lycéen.e.s. La suite s’annonce prometteuse. Arrivée à la place Castellane – en bordure des quartiers riches et fin officielle de la manif –, la tête de cortège suit son envolée sauvage sur l’avenue du Prado, toujours aussi motivée, toujours aussi « déter’ ! » . Très vite, ça gaze du côté de la police.
Le S.O. prend alors l’initiative : il bloque la chaussée, forme un cordon, met un bus syndical en travers de la route, et fait reculer tout le monde. « Un pas en avant, deux pas en arrière, c’est la politique de... » De qui ? Sur le trottoir, un lycéen est en train de se faire arrêter par la Bac. Un des policiers fracasse la caméra d’une manifestante qui filme l’arrestation. Les amies du jeune menotté sont à bloc mais se retrouvent empêchées de le rejoindre. « Ne vous inquiétez pas, ils s’occupent de lui... », lâche d’un ton se voulant rassurant un membre de la CGT. Le S.O. vient de se redéployer en ligne entre les manifestants et la police qui finit tranquillement sa petite besogne… Sur ce, notre envoyé plus que spécial à double casquette Radio Galère et Radio Zinzine1, prend son courage à deux mains et se lance derrière les rubalises du S.O., au milieu des molosses, avec son micro pour seul ami :
« Bonjour, c’est pour Radio Galère, radio associative [de Marseille], on voudrait savoir ce qui se passe ?
– Y a des jeunes qui sont allés devant, et là, ils se sont fait gazer, du coup, ils se retrouvent avec le cortège de la CGT.
– Mais la CGT les a empêchés de passer, alors qu’ils étaient en train de manifester...
– Non, non, on manifeste tous ensemble... Le problème, c’est qu’il y a des jeunes qui ne viennent pas pour manifester, mais juste pour perturber le défilé, et nous, on les écarte du cortège... modérément.
– Mais est-ce qu’on ne pourrait pas penser à des manières de manifester différemment ?
– C’est-à-dire que l’organisation a été faite auparavant : il y a les jeunes, les profs de la FSU, la CGT, les dockers, la branche industrielle, etc. Donc nous, on écarte les jeunes pour pas qu’ils se mélangent...
– Et la CGT-Sécurité, c’est quoi ?
– Nous, on veille à la sécurité du cortège, on dégage la route, puisque nous sommes nombreux derrière : y a quand même 600 000 personnes aujourd’hui 2... On fait tout pour que le cortège se déroule dans des bonnes conditions, pour éviter que des jeunes perturbent cette manifestation, alors que c’est une manif contre la loi El Khomri...
– Mais vous ne pensez pas que ça dépasse le cadre la loi El Khomri, cette manifestation ? Que c’est un mécontentement plus large, et que les jeunes l’expriment différemment ?
– Les jeunes, c’est leur avenir à eux, il faut bien qu’ils descendent dans la rue, il faut bien qu’ils s’expriment. C’est eux, la relève. Ceci dit, il faut qu’ils manifestent pacifiquement et sans débordements. À la CGT, on a l’ordre d’être contre les débordements pour que la manifestation se déroule normalement.
– Mais il y a eu des manifs de dockers, par exemple, dans les années 1950, qui étaient autrement plus violentes que celle-ci, avec des “débordements”, et ça a permis de gagner des droits ?
– Tout à fait ! Les années 1950, c’était une autre époque, et ces gens-là se sont battus dans la rue pour faire avancer le Code du travail. C’est justement ce que le gouvernement veut faire reculer... Et s’il faut redescendre dans la rue, on le fera ! »
Dialogue de sourds. Pendant ce temps-là, un « jeune » tente de calmer le jeu avec les syndicalistes : « Laissez-nous tranquille, on sait ce qu’on fait, si vous ne voulez pas venir, restez là... » Un autre essaie de motiver la foule : « On est tous ensemble, si on veut vraiment faire peur au gouvernement, faut qu’on prenne la rue ! La rue est à nous ! » Plusieurs centaines de personnes continuent à défiler, rapidement entravées par les CRS sur l’avenue du Prado. Les manifestations officielles suivantes finissent en déambulation sauvage dans le centre-ville, avec à chaque fois de plus en plus de monde. L’entrée de l’autoroute A7, qui part du centre de Marseille, est occupée deux fois3. Le S.O. de la CGT, lui, s’arrête toujours là où c’est prévu. Lors de la manifestation du 7 avril, il récidive en coupant la manif officielle de la manif sauvage de plusieurs centaines de personnes, qui a déambulé pendant des heures durant avant de rejoindre la Nuit Debout au Cours Julien. Une revendication à ajouter ? « Retraite anticipée pour le S.O. de la CGT ! »
1 Deux radios locales et indépendantes.
2 Oui bon... ce sont les chiffres de la CGT, hein !
3 Les 24 mars et 5 avril.
Cet article a été publié dans
CQFD n°143 (mai 2016)
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Paru dans CQFD n°143 (mai 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 11.04.2018
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Dans CQFD n°143 (mai 2016)