Cap sur l’utopie

Maréchal, nous voilà !

Aucun CRS recevant sur la toiture le Dictionnaire critique de l’utopie au temps des lumières (éd. Georg) orchestré par les trois professeurs helvètes Bronislaw Baczko, Michel Porret, François Rosset ne devrait soutenir le choc : il atteint les 1 408 pages.

Cette somme gargantuesque cosignée par une cinquantaine de fébriles chercheuses et chercheurs commence en beauté avec la description d’un grand succès théâtral carmagnolesque de 1793 tombé aujourd’hui dans l’oubli : Le Jugement dernier des rois de l’agitateur mécréant Sylvain Maréchal, une pièce anarcho-utopiste exemplaire à double titre.

A. On y résout idylliquement le petit problème pratique taraudant les émeutiers pacifistes : pendant les tourbillons révolutionnaires visant à substituer euphoriquement aux sordides pouvoirs établis la démocratie réellement directe, l’autogestion généralisée, l’abondance matérielle et passionnelle pour tous, que faire au juste des potentats qu’on vient de déboulonner ? Comment les empêcher de ramener en douce leur fraise au sucre, de se rasseoir tôt ou tard sur de nouveaux trônes si on ne leur coupe pas la chique une fois pour toutes ? La solution crève les lampions, s’écrie joyeusement Sylvain Maréchal. Les assemblées libres de sans-culottes qui gouvernent dorénavant la terre exilent sur une île déserte toutes les altesses et les excellences « condamnées à s’entre-déchirer » cocassement sous les yeux amusés des révolutionnaires « unis fraternellement aux sauvages des îles avoisinantes ».

B. L’autre trouvaille gloupitante de Maréchal, c’est le refus que son utopie s’expérimente, à la manière de tant d’autres, sur une île perdue. Chez lui, la fameuse île modèle qui a « si longtemps accueilli les aspirations à un monde meilleur, les raisonnables projets de réforme comme les visions les plus hardies, cette île-là est maintenant juste bonne à abriter le royal rebut de l’humanité libérée ». Les diverses formes de réinvention harmonieuse de l’existence sociale qui auraient pu se tenter dans des « lointains insulaires » sous la houlette de Rabelais, Fourier ou Campanella, ce n’est plus au diable vauvert qu’on va s’y essayer. C’est ici même, sur le continent, dans la vie quotidienne de chacun, à la faveur de la révolution mondiale gratinée qui se dessine. « L’utopie n’est plus rêvée dans un ailleurs prudemment circonscrit, elle est réalisée au milieu de nous ; elle ne serait donc plus utopie. »

Après cette entrée en matière fracassante qui devrait attiser foutrement notre envie de faire, notamment, de Notre-Dame-des-Landes le laboratoire de la réimagination ludique immédiate de nos modes de vie, de luttes, de plaisirs, jambon à cornes !, il ne reste plus que 1 400 pages à découvrir, à commenter, et peut-être à tester dans la brique de nos trois abîmes d’érudition suisses. Où il est question aussi bien des « fédérations d’États libres » à la Kant que des cités écologico-altruistes de Boissel (1792), aussi bien des « voluptés du nonchaloir » chez le prince de Ligne que des romans cabalistiques visionnaires, aussi bien des « sauvages de bon sens qui ont voyagé » que des « gros bénédictins » évoqués par Diderot ne reconnaissant « ni le tien, ni le mien », aussi bien de langages musicaux faits de tons que de jardins fantasmagoriques, aussi bien de républiques flibustières que de phalanstères orgiaques.

Noël Godin
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