Une histoire populaire du football – les bonnes feuilles

Maradona « vaurien et génie »

Battez tambour, sonnez trompettes ! L’ami Mickaël Correia, qui participe depuis un bail à CQFD, publie son premier bouquin. Le bel ouvrage se nomme Une histoire populaire du football et parait le 8 mars à La Découverte. Que vous aimiez le ballon rond ou non importe peu : croisant sport, luttes et histoire sociale, le livre n’est pas réservé aux aficionados du foot1 A preuve, ces quelques bonnes feuilles tirées du chapitre consacré à Diego Maradona. Plongée dans la période faste du bouillonnant Argentin, avant que la drogue et les scandales ne le tirent définitivement vers le bas.

« J’ai grandi dans un quartier privé de Buenos Aires… privé d’eau, d’électricité et de téléphone », s’amuse Diego Armando Maradona en mars 2004 [...]. Parmi le flot de déclarations provocatrices, égocentriques ou affligeantes du célèbre footballeur, émergent de temps à autre des réminiscences de son enfance modeste à Villa Fiorito, un bidonville de la banlieue sud de Buenos Aires. Jusqu’au coucher du soleil, le jeune Diego [...] passait alors le plus clair de son temps à pratiquer le football sur les potreros, ces bouts de terrains vagues où les enfants aiment à jouer.

En 1971, âgé de 11 ans à peine, le petit gaucher à la peau mate est repéré par Francis Cornejo, un recruteur des Argentinos Juniors, formation phare de Buenos Aires. Le club aux origines populaires – l’équipe se dénommait initialement les « Martyrs de Chicago », en hommage aux anarchistes morts suite au massacre de Haymarket Square en 1886 – intègre alors Maradona au sein des Cebollitas, son équipe junior. Aussitôt, les foules viennent admirer les dribbles ravageurs du talentueux pibe, le « gamin » des rues. [...]

Contractualisé comme joueur professionnel à 15 ans, il irradie les Argentinos Juniors en hissant le club dans le peloton de tête de la première division argentine. Quelques mois plus tard, en février 1977, il enfile pour la première fois le maillot de la sélection argentine face à la Hongrie avant de remporter en 1979 la Coupe du monde des espoirs [...]. Le pibe de Fiorito est baptisé par la presse le Pibe de Oro – le « Gamin en Or » – avant d’être racheté une fortune aux Argentinos en 1981 par le Boca Juniors, mythique club de Buenos Aires. Dans un pays écrasé par la dictature militaire mise en place par le général Videla en 1976, le jeune Maradona insuffle un vent de liberté et de joie footballistique au sein du championnat. En 1978, l’Argentine, qui organisait la onzième édition de la Coupe du monde de football, avait suscité une controverse internationale et des appels au boycott afin ne pas cautionner cet événement manipulé par une junte exécutant sans vergogne ses opposants2. Malgré les affres de la dictature, le Pibe de Oro […] embrase les tribunes surchargées du mythique stade de la Bombonera3 en faisant gagner à son équipe le championnat national et en humiliant son frère ennemi de Buenos Aires, le River Plate. Objet de ferveur de la part des supporters du Boca Juniors, il parvient surtout à conquérir au tournant des années 1980 le cœur de tout le peuple argentin. [...]

Introduit à Buenos Aires dès les années 1870 par des immigrants anglais, le ballon rond argentin a été dominé jusqu’à l’aube du XXe siècle par les clubs amateurs d’expatriés britanniques qui pratiquaient un football rude et physique, discipliné et mécanique. En opposition à cette britishness, un style authentiquement argentin qualifié de criollo – littéralement « créole » – va néanmoins émerger dans les faubourgs populaires de la capitale, notamment avec l’influence des vagues successives d’immigration ouvrière italienne et espagnole. Individualiste, nerveux et créatif, le style criollo s’affirme sur les terrains [...].

Dans une métropole cosmopolite comme Buenos Aires, dont plus de 60 % des habitants sont des immigrants en 1914, le football criollo devient un ciment social et un outil de différenciation culturelle face aux Européens et au voisin rival uruguayen. Le style argentin criollo s’aiguise alors sur les potreros, ces interstices urbains qui ont survécu à la rationalisation industrielle de la ville entreprise sous la houlette des Britanniques. À l’instar du tango, qui reflète le mode de vie de ceux qui survivent par la débrouille dans les rues des quartiers malfamés de Buenos Aires, la feinte et la ruse, la victoire non par la force mais par la tromperie, deviennent des traits caractéristiques de la pratique footballistique argentine – la nuestra (la nôtre) comme la baptisent les supporters du pays.

Le pouvoir d’attraction du football argentin est phénoménal : dès 1930, les stades des meilleurs clubs accueillent jusqu’à 40 000 personnes chaque fin de semaine. Supporter fiévreusement son équipe dans les travées [...] devient une des rares expériences partagées dans un pays aux identités et aux cultures fragmentaires. Le ballon rond se transforme progressivement en facteur d’unité sociale, cristallisant un nouvel imaginaire commun à tous les Argentins. [...]

L’agitateur criollo

À la fois inventif et imprévisible, le jeu typiquement criollo de Diego Maradona fait rapidement du jeune virtuose une pure incarnation footballistique de l’Argentine. De même, ses origines modestes, sa petite taille – il mesure à peine 1,66 mètre – ainsi que sa fougue sur les terrains sont interprétées par les supporters comme des traits distinctifs du pibe, une figure culturelle populaire argentine qui se réfère à l’enfant élevé dans la rue, bien loin de toute convention sociale.

À l’occasion de la Coupe du monde 1982 en Espagne, Maradona s’illustre ainsi pleinement en tant que pibe frondeur. […] En effet, le 2 juillet 1982, l’Albiceleste (surnom de l’équipe argentine dont le maillot est bleu ciel et blanc) affronte pour le second tour du Mondial la sélection brésilienne. Mais dès le coup d’envoi, Maradona est la cible de défenseurs rugueux [...]. Dominé par une Seleção qui mène par trois buts à zéro, le Pibe de Oro craque et frappe soudain d’un coup de pied dans le ventre le joueur brésilien Batista [...]. Maradona est expulsé sur-le-champ par l’arbitre avant que la sélection argentine ne soit définitivement éliminée du Mondial.

Un autre coup de sang viendra forger la réputation du joueur tempétueux. Transféré depuis 1982 au FC Barcelone, le génie de Buenos Aires est constamment martyrisé par les défenseurs du championnat espagnol, à l’image de l’imposant Andoni Goikoetxea, de l’Athletic Bilbao, qui brise la cheville de l’Argentin en septembre 1983 [...]. Un an plus tard, à l’occasion de la finale de la Copa del Rey [...], le Barça rencontre à nouveau l’Athletic Bilbao. Maradona voit rouge face à son bourreau Goikoetxea et déclenche sur la pelouse une violente bagarre généralisée. La rixe […] suscite alors la controverse sur le Vieux Continent, les commentateurs voyant d’un très mauvais œil ce footballeur indiscipliné déjà notoirement connu pour ses frasques nocturnes dans les discothèques barcelonaises et pour son addiction grandissante à la cocaïne.

En juillet 1984, le prodige argentin accoste à Naples afin de rejoindre le SSC Napoli qui s’est ruiné pour s’offrir le Pibe de Oro. Maradona, accueilli tel un messie par 80 000 tifosi au stade San Paolo [...], fait rapidement corps avec une Naples stigmatisée pour sa misère et sa délinquance mafieuse. Populaire, tumultueux et volcanique, le joueur se sent immédiatement à son aise dans la capitale décadente du sud de l’Italie.

Son corps trapu, ses cheveux aux grandes boucles noires, ses rites empreints de religion et de superstition [...], ainsi que son impétuosité sur les pelouses amènent rapidement les supporters napolitains à l’identifier au scugnizzo, garnement canaille des quartiers populaires de Naples qui résonne avec le personnage argentin du pibe. « […] Son amour des belles filles et de la bonne bouffe, sa folie des bolides [...] et, en même temps, son côté église et famille sacrée [...], son sale caractère, capricieux, exubérant, indiscipliné, tout cela faisait de lui un vrai fils légitime de la cité », rapporte un chroniqueur de L’Espresso. [...]

Divinité footballistique

Après [une] deuxième saison honorable à Naples, Maradona est titularisé capitaine de l’Albiceleste à la veille de la Coupe du monde 1986 au Mexique. Emportée par le jeu ardent d’un Pibe de Oro inspiré, la sélection argentine parvient sans grandes difficultés à se qualifier pour les quarts de finale, qui l’opposeront à l’Angleterre. Mais, à la veille de la rencontre, les médias internationaux attisent les rivalités en comparant le match au conflit argentino-britannique des Malouines de 1982. « La guerre des Malouines version footballistique », titre le quotidien espagnol El País. […] Le tabloïd britannique The Sun annonce quant à lui : «  C’est une guerre ! »

Quatre ans plus tôt, la junte militaire argentine, dont le pouvoir commençait à vaciller, avait en effet ordonné l’invasion des Malouines, un archipel aux larges des côtes argentines occupé par les Britanniques depuis 1833. En dépit des tentatives de conciliations de la communauté internationale, Margaret Thatcher avait lancé une vaste opération militaire de reconquête qui s’était achevée, le 14 juin 1982, avec la mort de près de 650 soldats argentins et de 250 militaires britanniques. Si la dictature armée ne se relèvera pas de cette humiliante défaite, la guerre des Malouines reste synonyme de traumatisme pour tous les Argentins.

Le 22 juin 1986, jour des quarts de finale contre l’Angleterre, la sélection argentine aligne une génération de joueurs dont la majorité a échappé de justesse à l’embrigadement pour le conflit armé de 1982 grâce à leur statut de footballeur international. […] Sous le torride soleil mexicain, la première mi-temps s’achève sur un 0-0. Mais, six minutes après la reprise, […] le défenseur anglais Steve Hodge [...] renvoie en cloche la balle à son gardien. C’est alors que surgit le petit Maradona pour effleurer, en tendant son bras gauche, le ballon de la main et l’amener au fond des filets britanniques. Les tribunes explosent et [...] l’arbitre tunisien Ali Bennaceur, n’ayant pas vu la main de l’Argentin, valide ce premier but4.

Exactement trois minutes plus tard […], Maradona démarre en trombe une folle chevauchée et dribble avec fulgurance une demi-douzaine de joueurs anglais aussi débordés qu’affolés pour inscrire un magnifique deuxième but synonyme de qualification de l’Argentine en demi-finale. [...] L’un des plus beaux buts jamais marqués dans l’histoire du football. « Tout s’est passé en quatre minutes, rapporte le quotidien espagnol El Mundo. Le vaurien et le génie, Dieu et le diable, un bonneteur de haut vol et une divinité footballistique, le meilleur joueur de football qu’une mère mortelle ait mis au monde au cours du XXe siècle. »

Durant la conférence de presse d’après-match, l’attaquant argentin attise la polémique en assumant fièrement avoir marqué « un peu avec la tête de Maradona, et aussi un peu avec la main de Dieu ». [Mais] le capitaine de l’Albiceleste a avant tout, aux yeux des Argentins, vengé le pays de la blessure des Malouines [...]. Et si l’irrégularité de la « main de Dieu » rend la défaite encore plus amère pour les Anglais, elle est d’autant plus appréciée par le peuple argentin qu’elle signe un geste purement criollo. Face à la domination physique anglaise, le petit Diego a en effet convoqué l’art de la duperie pour vaincre le Goliath britannique. « Cela venait du plus profond de moi », avouera plus tard Maradona […].

« À Fiorito, le terrain sur lequel Diego jouait […] était recouvert de détritus et d’herbes folles. Il y a développé des capacités physiques hors du commun et sa technique basée sur l’évitement, affirme Fernando Signorini, préparateur physique de Maradona de 1984 à 1994. Dans ce bidonville oublié par l’État, il fallait être débrouillard pour s’en sortir. Petit, Diego était plein de malice pour prendre le train ou voler une pomme. Cela se retrouve dans son jeu. » [...]

À travers sa « main de Dieu », Maradona a mis en exergue une dichotomie sociale fondatrice de la nation argentine. En effet, dès le milieu du XIXe siècle, l’État argentin s’est affirmé comme une victoire de la « civilisation », symbolisée par la métropole industrialisée de Buenos Aires, contre la « barbarie » représentée par la pampa, espace sauvage où règne le gaucho qui n’obéit qu’à ses propres règles. Le Pibe de Oro et son geste frauduleux reflètent ainsi cette part indomptable et furieusement rétive à l’autorité de la société argentine. Un rapport ambigu à la modernité occidentale relevé dès 1946 par l’auteur Jorge Luis Borges dans son essai Notre pauvre individualisme ; il y écrit que « l’Argentin, à la différence des Américains du Nord et de presque tous les Européens, ne s’identifie pas à l’État. […] L’Argentin est un individu et non un citoyen ».

L’« individu » Maradona rentre début juillet 1986 à Naples après avoir remporté la Coupe du monde au Mexique avec, de surcroît, le titre de meilleur joueur du Mondial. [...] Le Pibe de Oro passe alors ses meilleures années sportives au SSC Napoli. Dès la saison 1986-1987, le club remporte pour la première fois de son histoire le Scudetto, le championnat italien, ainsi que la Coupe d’Italie. Épaulé par les attaquants Bruno Giordano et Careca, Maradona inscrit le club au sommet du football européen en s’emparant de la Coupe de l’UEFA en 1989 et d’un deuxième Scudetto l’année suivante.

Alors que le SSC Napoli était habitué […] aux classements de bas de tableau, Maradona, par ses exploits footballistiques, redonne sa fierté à l’ancienne capitale de l’Italie méridionale. Une revanche symbolique des terroni (les culs-terreux) du Sud déshérité et stigmatisé sur l’Italie du Nord industrielle et hautaine.

[…] Maradona est [alors] élevé au rang d’icône quasi-religieuse et devient l’objet d’un véritable culte populaire. Son nom même possède une assonance avec « Marònna », la dénomination de la Vierge Marie en dialecte napolitain, et on le prie pour gagner le Scudetto en implorant : « Notre Maradona / Toi qui descends sur le terrain / Nous avons sanctifié ton nom / Naples est ton royaume / Ne lui apporte pas d’illusions / mais conduis-nous à la victoire en championnat. » Des représentations du footballeur se référant à l’iconographie sacrée […] ainsi que des autels dédiés au Pibe ornent les rues de Naples, faisant de Maradona « une sorte de saint [...] ».

Dans une ville alors entièrement drapée du bleu SSC Napoli, les démentes célébrations carnavalesques du premier Scudetto, en 1987, furent également l’occasion de communiquer avec les morts, une pratique populaire à Naples. Ainsi, sur le mur du cimetière de Poggioreale, fut peint en lettres géantes : « Vous ne savez pas ce que vous avez raté !  », avant que le lendemain un « Êtes-vous sûrs qu’on l’ait raté ? » n’apparaisse en dessous de la première inscription. [...] Plus d’une vingtaine de chants sont uniquement dédiés au Pibe, dont la fameuse ritournelle : « O mamma mamma mamma / Sai perche’ mi batte il corazon ? / Ho visto Maradona ! / Eh, mamma’, innamorato son. »5

[…] Une dévotion envers Diego Maradona qui se prolongera jusqu’à aujourd’hui grâce à l’Église maradonienne, un mouvement footballistico-religieux créé en 1998, qui compte plus de 120 000 adeptes à travers soixante pays. Comme le confesse Anthony Bale, un jeune membre écossais : « Qu’est-ce que Jésus a fait que Maradona n’a pas fait ? Ils ont tous les deux fait des miracles, c’est juste que ceux de Maradona sont homologués.  »


1 Le webmaster ici devant confirme : le bouquin est formidable même quand on a les pieds carrés et aucun goût pour les terrains ou la compétition. (Note du webmaster.)

2 La fronde sera menée notamment en France par le Comité pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du monde de football. Sous Videla, on estime entre 10 000 et 30 000 le nombre de personnes assassinées par le régime ou disparues.

3 L’ambiance bouillante du stade des Boca Juniors est légendaire. Certains spectateurs allaient jusqu’à y déverser des cendres de supporters, pour respecter leurs dernières volontés. Les cendres dégradant la pelouse, un cimetière spécial a été aménagé en 2006...

4 Le 17 août 2015, de passage en Tunisie, Maradona offre à Ali Bennaceur un maillot argentin dédicacé : « Pour Ali, mon éternel ami. »

5 « Oh maman, sais-tu pourquoi mon cœur bat ? J’ai vu Maradona ! Eh maman, je suis amoureux. »

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Paru dans CQFD n°163 (mars 2018)
Dans la rubrique Bouquin

Par Mickael Correia
Mis en ligne le 04.05.2018