Sous les pavés, la naphtaline

Mai 68 commémomifié

En cinquante ans, la chienlit s’est bien aseptisée. Entre folklore vidé de sa substance rebelle et occasion de remplir le tiroir-caisse, le souvenir de Mai 68 n’a plus rien à voir avec ce qu’a vraiment porté le mouvement. Totalement dépolitisée, sa commémoration s’annonce aussi copieuse qu’insipide.
Par Plonk & Replonk
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(C’était y a un an dans “CQFD”...)

Automne dernier. Les Journées du patrimoine attirent les badauds ébahis à la fac de Nanterre, haut lieu du joli mois de mai. Le président de l’université, Jean-François Balaudé, soupire : « La mémoire de Mai 68 s’est éloignée du lieu, cet événement n’est plus partagé par les étudiants qui sont sur le campus, [...] même si on garde une fibre d’engagement, une fibre militante.  »

Le 9 avril, le même gugusse à fibre engagée envoie la flicaille virer les étudiants qui occupent sa fac. D’autres présidents d’université agissent de même, réquisitionnant la matraque pour déloger ces salauds d’étudiants indociles. Mai 68, comme vieillerie, ça passe, mais faudrait pas que ça donne dans le remake. Alors, on célèbre.

Les soixante-huitards n’ont pas pensé à bomber sur les murs : « Il est interdit de commémorer ! » Ça n’aurait pas arrêté institutions et histrions, qui conjuguent chansonnette et événementiel pour un anniversaire soigneusement dépolitisé, énième enterrement de première classe. Comme si une marque de ketchup s’associait au souvenir de la Semaine sanglante et réduisait La Commune à un clip de promo pour chipolatas à tremper dans le rouge.

Jet set en dentelles

À l’avance, la quintessence de la mode bourge s’est payé Mai 68. C’était en février, lors de la fashion week. Au menu, des clips Gucci chorégraphiant de faux étudiants propres sur eux, poings levés et fringues de marque, sur fond de zique signée du célèbre DJ Laurent Garnier. Comptez 6 320 € pour une tenue complète – chaussettes comprises. Revendiquant le même héritage de la révolte, la collection Dior mêle «  mousseline de soie et dentelles » pour un défilé chic décoré de fausses affiches, couvertures de magazines de mode et photos d’archives de la maison de haute couture, histoire de transformer cette exhibition du luxe en « QG des revendications d’une jeunesse en ébullition ». Et puis, le sac Dior en toile brodée motif hippie est carrément donné : 1 480 € !

L’effacement de toute subversion et la récupération de la révolte en marchandise sont désormais de grands classiques. une fonction primaire du cannibalisme ultralibéral et de la société de surconsommation. En 2005 déjà, Leclerc avait réutilisé une illustre affiche de Mai 68, collant un code-barres sur le bouclier d’un CRS à matraque et l’accompagnant d’un slogan remastérisé : « La hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat.  » une deuxième pub pompait la non moins célèbre affiche d’époque clamant « Nous sommes le pouvoir  » au-dessus d’une rangée stylisée de six ouvriers en lutte. Slogan que le distributeur avait remplacé par « Il est interdit d’interdire de vendre moins cher », tandis qu’un sac de provisions prenait la place de la clef à molette tenue par l’un des prolos.

En 1989, pour célébrer la Révolution française, le défilé paillettes de Jean-Paul Goude avait viré au spectaculaire, mouliné au storytelling bien remâché. Mais cette fois, pour Mai 68, pas de commission officielle du cinquantenaire, ni de gros budget alloué par l’État pour sa célébration. Macron aurait-il trouvé ce passé barricadier un peu dangereux ? Il a pourtant publié en 2016 un ouvrage intitulé Révolution...

« Émoi » et moi

Le président ne bougeant pas le petit doigt, ce sont les médiathèques ou facultés qui prennent finalement le relais de la commémoration. À Paris, les bibliothèques célèbrent ainsi l’économie sociale et solidaire comme « déclinaison de la notion d’utopie », exhument les chansons de l’année 1968 en mode blind test et refourguent des places pour une conférence sur le joli mois de mai animée par un «  spécialiste de l’histoire des couleurs  ». Yeah.

À Bordeaux, c’est le service com’ de la fac qui s’y colle, proposant des ateliers sérigraphie dont le visiteur repart «  avec slogan, tract, affiche  ». Du souvenir DIY postdaté, en somme. Quant aux bibliothèques universitaires de la ville, elle organisent un cycle « Émoi de mai » qui propose des « éclats de mémoire » pour vivre « ces instants volés au quotidien qui ont contribué à changer tant de choses ». En vrai, de l’émotionnel en miettes. Dont le moulage d’une statue grecque de Pallas, qui a eu les yeux noircis à la bombe de peinture en 1968. Sacrée relique, religieusement conservée au musée local !

Mais le vrai nirvana commémoratif de ce cycle est prévu pour le 30 mai : les visiteurs sont invités à enterrer une « capsule temporelle » enfouie dans une boîte en plastoc. Laquelle ne sera – promis – exhumée que dans 50 ans. L’occasion d’un « contre-pied à l’Histoire » puisque « le public se retrouvera impliqué dans des questionnements sur un temps anachronique ». Mazette. Pour finir la soirée en beauté, des étudiants entonneront les refrains « qui racontent les événements de Mai 68  » : Gilbert Bécaud, The Mamas & The Papas et Procol Harum.

Motards, pédégés, biscuits, crowdfunding

Sur les écrans ou les ondes, dans la rue ou les lieux publics se multiplient les références à l’insurrection de mai. Tout à leur refus révolutionnaire de la vitesse limitée à 80 km/h, les « Motards en colère » manifestent à fond «  en clin d’œil à Mai 68 »... Sur France Info, la chronique « Mon pavé 2018 » réduit l’esprit de mai à une grosse grogne, tendant le micro à un chef (de cuisine) qui débite les vertus de la discipline et de la soumission, à un philosophe s’insurgeant « contre l’hypnose liée aux écrans », à un pédégé appelant à y aller mollo sur la transparence ou à un écrivain pleurant la langue française à vau-l’eau. L’inévitable Attali invoque, quant à lui, le besoin d’« éducation des femmes à la création d’entreprise ». Les autres pavéistes prônent le réveil de l’optimisme, la réinvention de l’Église, un meilleur sommeil ou encore fustigent l’obésité. Dans ce très conformiste inventaire à la Prévert, pas un seul cheminot gréviste, ni de zadiste en pétard ou d’étudiant en lutte.

À Nantes, la nostalgie de 1968 se noie dans le festival Carrément Biscuits, décrété «  100 % participatif  », avec ritournelle en plein air et flash mob au coin de la rue. Le programme prévoit de partager des souvenirs du mois de mai « en tête à tête » et d’écouter une chorale participative chanter (pas trop fort) une bande-son de l’époque. Des comédiens sortant du Conservatoire vont livrer à trois reprises une petite prestation censée faire «  revivre l’essence des revendications de Mai 68  ». une troupe de théâtre de rue sera aussi de la partie folklorisée, avec une « déambulation d’une heure. Casques sur les oreilles, les participants deviendront interprètes d’une aventure sonore où se mêleront patrimoine, histoire, expression corporelle ». C’était tellement ça, Mai 68 : twist dans la rue, madison dans les facs et jerk dans les usines... Pas d’inquiétude en cas d’affluence : la balade guidée au casque audio « permet de maîtriser la jauge, à l’inverse d’une visite guidée classique où le public peut s’agréger  ». La foule non prévue, c’est la hantise des commémos sous bonne garde. Aucun risque avec ces visites guidées arpentant sagement les lieux des manifs, menées par des guides-conférenciers de la Direction du patrimoine et de l’archéologie.

Plus loin, à Barcelone, l’Institut français célèbre « Mai 68 et l’expression inédite d’un besoin de culture de ce cinquantenaire », en invitant Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture sous Chirac, à déblatérer sur « mécénat et sponsoring culturel à la française ». Le rapport avec la choucroute ? Simple : « La place du crowdfunding, la gratuité de la culture, le financement citoyen ou l’investissement privé sont liés à l’explosion culturelle de Mai 68. » Soyez impassibles, demandez le réalisme.

Nicolas de la Casinière
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