Enracinés ou radicaux, tous sont à éradiquer, pour Vinci et les petits soldats de l’État. Curieux d’ailleurs comme l’étymologie rapproche les différentes cultures mobilisées contre l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Ici, certains paysans ont quarante ans de luttes au compteur. Comme Michel Tarin, 65 ans, ancien de la mobilisation du Larzac. Sept ans dans la ferme de ses parents, quarante-quatre en exploitant agricole avec sept associés, retraité, petit propriétaire en indivision, cinquième génération sur ces terres. Ses aïeux ont été paysans ici à partir de 1838 : « Mon arrière arrière-grand-père était employé dans une grande métairie, il a obtenu trois hectares de terres. » Enraciné, on vous dit. En avril 2012, Michel a mené vingt-huit jours d’une grève de la faim qui a permis d’obtenir un sursis, mais uniquement pour les occupants légaux. Un classique de la non-violence dont il se réclame : « En 1966, j’ai fait trois jours de jeûne en soutien aux condamnés à mort par Franco. J’avais dix-neuf ans, je n’ai jamais oublié. » C’est l’année où Michel, qui milite depuis cinq ans à la Jeunesse agricole chrétienne (Jac), rencontre Bernard Lambert, grande figure des luttes paysannes des années 1970 et député. Michel participe au groupe de réflexion « Paysans en lutte », en rupture avec un catholicisme social très prégnant dans l’Ouest. Puis il intègre les Paysans travailleurs, qui préfèrent la lutte de classes au corporatisme et bataillent ferme contre le productivisme, les banques, la main mise des firmes. Et contre les expropriations. Déjà. « On était contre la propriété privée de la terre… De toute ma vie, je n’ai jamais acheté un mètre carré : on payait nos fermages tous les ans. Je suis propriétaire malgré moi, de trois hectares hérités de mes parents. Pour moi, la terre est nourricière, elle n’a pas de valeur monétaire. » En 1968, il est de l’alliance paysans–ouvriers qui livre patates et bidons de lait aux métallos de la SNIAS – à Bouguenais, au sud de Nantes. C’était la première usine occupée en France, ce qui lancera les ouvriers dans Mai 68. Aujourd’hui, on y fabrique encore des morceaux d’Airbus…
Née en 1987, la Confédération paysanne est l’héritière de ce mouvement qui a connu en Loire-Atlantique un terreau fertile, actif, puissant, engagé au Larzac, puis contre les deux projets de centrales nucléaires du Pellerin et du Carnet, ou celui de Plogoff – et tous ces projets ont finalement été abandonnés. De 2001 à 2007, le département sera le seul en France à élire des gars de la Conf’ à la tête de la chambre d’agriculture.
Quand le bocage nantais est ciblé par les technocrates pour un nouvel aéroport, « le bourg était pour, la campagne était contre », confie Julien Durand, initiateur il y a quarante ans, avec Michel Tarin, de l’Association de défense des exploitants concernés par l’aéroport (Adéca). « Les travaux devaient débuter en 1975, pour l’ouvrir dix ans après… Après cinq années de bagarre, le dossier s’est enlisé. Il a été ressorti des tiroirs en 2000 », résume Michel Tarin. C’est à ce moment-là qu’ils ont élargi le comité de défense en créant l’association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport (Acipa) – au nom pas très combattif, pour drainer large. Lors de la grève de la faim d’avril 2012, Michel Tarin déclarait : « J’ai reçu plein de messages [de solidarité]. Avec les premières pelleteuses de Vinci, des paysans débarqueront de la région lilloise, du Larzac, de toute la France. » Depuis, l’opération César, en expulsant les cabanes des Zadistes, a boosté le soutien comme jamais. Et si fin novembre les paysans ont enchaîné quarante-cinq tracteurs – leur outil de travail – pour encercler les cabanes de la clairière de châtaigniers et empêcher leur démolition, c’est que la mobilisation a été crescendo depuis le printemps. Lors d’une manif dans le bourg de Notre-Dame-des-Landes le 21 juin 2012, l’anodine manœuvre d’un tracteur sous le nez de la flicaille sert de prétexte à mettre en garde à vue son conducteur, Sylvain Fresneau, éleveur laitier expropriable sous six mois. « Mouvement menaçant », « arme par destination », récrimine la justice, qui saisit le tracteur pendant quasi un mois. Du jamais-vu pour les paysans du cru, d’autant plus remontés que depuis le printemps, Vinci a collé au tribunal six exploitants pour leur faire payer le refus d’un accord à l’amiable et les exproprier. Deux fois, plus de deux cents tracteurs ont envahi Nantes, en manif et pour soutenir la grève de la faim, en pleine période d’ensilage et de semis de maïs, et ce malgré un appel improvisé deux jours avant. L’épisode a aussi resserré les liens avec les Zadistes.
Lorsque, après le Camp climat de 2009, les premiers « jeunes » ont débarqué pour occuper le terrain de la ZAD, les paysans et les associations de défense « institutionnelles » – comme dit le préfet – les ont regardés avec une certaine méfiance. Réflexe de gens de la terre, habitués à se fier aux actes plus qu’aux discours. Au début, la cohabitation n’a pas toujours été facile. « Leurs chiens se baladaient librement, alors qu’il y a du bétail partout. Il a fallu passer le message, faire comprendre que des barrières, ça se referme », se souvient Julien Durand. Depuis, les nouveaux venus ont montré leur détermination, capables de rester trois hivers dans les froidures de ce bocage humide, pas manchots pour s’organiser, faire du pain, lancer des cultures vivrières. Les poireaux, les patates et les courges nourrissant pendant deux ans et demi les quelque deux cents Zadistes, il fallait les produire. Ils et elles l’ont fait. Des militants capables aussi de donner des coups de main à la traite journalière des vaches, quand certains paysans sont absents pour une manif en tracteur à Paris, ou lors de la grève de la faim.
« Tous les gens qui viennent dans le coin pour s’installer, c’est une bonne chose, souligne Alain Gaudin, paysan converti en bio dans les années 1990. La différence entre aujourd’hui et les luttes des années 1970, c’est que le monde paysan a évolué, et que la communauté sociale n’est plus organisée autour de lui, mais en dehors de lui, avec l’arrivée des rurbains [1]. » À l’initiative du mouvement Reclaim the fields, une manifestation de débroussaillage a installé, le 7 mai 2011, ce qui sera la ferme potagère du Sabot, aujourd’hui détruite par les gendarmes mobiles. Pour l’occasion, les paysans ont renoué avec les manifs d’installation de jeunes agriculteurs d’il y a quarante ans, prêtant leurs tracteurs, donnant du purin et des conseils pour les cultures. Et quand les expulsions ont commencé, à la mi-novembre, ils ont fourni à manger aux barricades. « La veille, on a dormi avec les jeunes dans les maisons, et on était là tous les jours, les vieux paysans, avec nos cheveux blancs », pour éviter que la répression ne soit des plus violentes, sans témoins, au coin du bois…
Maintenant, le coin du bois est fort de ces entraides. La réoccupation, qui a réinstallé des cabanes en un geste illégal assumé collectivement, a ravivé les ardeurs. Dopant le rapport de force favorable aux opposants. « Avec ses 40 000 participants, cette manif a été une grosse bouffée d’oxygène ! », se réjouit Michel Tarin. Et les paysans savent quelle fière chandelle ils doivent aux Zadistes, sans qui la résistance aux expulsions et le formidable élan de sympathie n’aurait pas décollé. Et ici, c’est tout ce qu’on a envie de voir décoller.