Entre ces réunions publiques sous contrôle et les questionnaires en ligne plus qu’orientés (Préférez-vous une nouvelle dose de néo-libéralisme décomplexé ou bien une nouvelle dose de néo-libéralisme effréné ?), les cahiers de doléances distribués dans les mairies apparaissent comme des espaces d’expression privilégiés, animés d’une parole libre et non encadrée. Passage en revue marseillais.
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– « On les a pas encore reçus, les cahiers », assène le premier, en ce 19 février.
– « Ah, je croyais pourtant les avoir vus », s’étonne son collègue. Lequel se voit gratifié d’un regard noir de son supérieur.
– « Non, on les a PAS reçus. Revenez plus tard. »
Des champions.
Les autres personnes sollicitées confirment le choix du maire autruche : pas question de laisser des paroles critiques s’exprimer dans le Saint des Saints municipal. « Il est possible qu’il ne souhaite pas que certaines questions soient abordées », confie une secrétaire. Sans déc’ ?
[|« La tête sous l’eau »|]
Pour lire les contributions écrites des Marseillais, il faut donc se tourner vers les huit mairies de secteur. Chacune d’elles englobe deux arrondissements et des mondes divers. On saute donc du cossu secteur 6/8, dont la mairie est installée dans la bourgeoise Villa Bagatelle, au très sinistré secteur 15/16, avant de rebondir souplement vers les contreforts de la Canebière et de la mairie 1/7, toujours fortifiée de panneaux protecteurs suite à une manif un chouïa vandalisante.
À l’intérieur des quatre cahiers aux intitulés officiels soporifiques [3], c’est la grande chasse au Macron. Si les doléances varient grandement, entre étalage de confidences personnelles et passage en revue de TOUS les maux de la démocratie française, certains thèmes sont récurrents. Au top du top, la suppression de l’ISF, vilipendée en long en large et au stylo vert. Suivent en peloton serré la dénonciation de la CSG, la reconnaissance du vote blanc et le sacro-saint RIC. Autres chevaux de bataille : la moralisation de la vie politique, la taxation des plus riches et quelques saillies anti-flics bien senties.
À lire ces envolées, l’évidence saute au pif : ceux et celles qui les ont rédigées sont très loin d’être des analphabètes. Les caciques du régime et ses chiens de garde médiatiques nous ont pourtant seriné l’inverse, à l’image du très méprisant Thomas Legrand : « Il y a dans le mouvement des Gilets jaunes une incapacité à s’exprimer, une incapacité à hiérarchiser ses revendications, une incapacité à dire ce qu’ils veulent. [4] » Sauf que là c’est tout le contraire : de longs pavés bien torchés, argumentés, souvent rigoureusement hiérarchisés. Et parfois même fichtrement maniaques en matière de comptabilité : « Après avoir payé la CSG sur ma retraite de base il me reste 815,08 € par mois (ma CSG étant de 81,59 € par mois, ce qui fait 979,08 € par an) », peut-on lire en mairie du 1/7.
Dans tous les cahiers consultés, il est d’abord question de pouvoir d’achat et de lutte quotidienne contre la débine. « Comment voulez-vous qu’on survive dans ces conditions ? », s’étonne l’une. « On a la tête sous l’eau », écrit un autre, qui avance une belle proposition : « Chaque élu devrait vivre six mois comme un citoyen ordinaire, prendre les transports en commun, vivre dans un HLM situé dans les quartiers populaires, etc. » Chiche ?
[|« La sensation d’être invisible et marginalisé »|]
Parfois répétitifs, à juste titre, ces témoignages écrits ne sont évidemment pas tous plaisants à lire. Quelques-uns vrillent en bordure de racisme, obsessionnels de la question migratoire. D’autres shootent les assistés, les marginaux, les gens qui ont des chiens qui font caca sur les trottoirs ou – et comme on les comprend ! –, l’invasion des trottinettes électriques. D’autres encore font preuve d’une poésie absurde tout à fait touchante : « Trop de traités de libre-échange avec le Canada » s’enflamme un certain Jacques. « Est-ce qu’en France on cultive les caféiers ou les cacaotiers ? Non ! Et c’est dommage », développe N. de l’Estaque. « Peut-on avoir des toilettes dans cette mairie hors la loi ? », gueule d’un stylo rouge criard un type qui en a visiblement gros sur la patate.
Ces quelques incursions absurdes ne sont pourtant pas la règle. La plupart des participants ont en effet pris les choses très au sérieux, certains se donnant même la peine de recopier leur longue intervention dans les quatre cahiers, et tant pis pour la crampe.
Pour la plupart plutôt âgés (logique : les ieuv sont moins férus des consultations par Internet), les doléanciers prennent le taureau par le stylo, crient qu’ils ont droit à parole. « La sensation d’être invisible et marginalisé est grande », écrit une habitante du quartier populaire de la Belle-de-Mai, qui synthétise parfaitement le sentiment général : « Ce n’est pas au président de choisir ce qu’on doit dire dans ce Grand Débat. »
Pas sûr que ces voix seront écoutées, voire même relayées. Dans certaines mairies, on ignorait le 21 février que les doléances devaient être envoyées en préfecture le 20 février. Quant aux quatre cahiers du secteur 15/16, fief de Samia Ghali, ils présentent l’étonnante particularité d’avoir les premières pages arrachées, comme si certaines paroles n’avaient pas plu. Selon la secrétaire interrogée, une dame peu satisfaite de ses propres interventions les aurait rageusement déchirées. Selon nos sources, la fourbasse en question aurait ensuite pris la fuite en soucoupe volante, woush.
[/Émilien Bernard/]
PS : l’auteur tient à remercier la dame de la mairie du 1/7 qui lui a offert une délicieuse brioche Pitch fourrée au chocolat. Il reste donc un peu d’humanité en ce bas monde.