Les « hommes couverture »

1972, blocs H de la prison de Long Kesh en Irlande du Nord. Une quarantaine de militants de l’Irish Republican Army (IRA), emmenés par Billy McKee, se lancent dans une grève de la faim pour obtenir le statut de prisonniers politiques. L’obtention d’un tel statut, outre qu’il permet de s’affranchir des règles pénitentiaires ordinaires et de porter des vêtements civils, vise à une reconnaissance du combat politique porté par les Républicains en lutte pour l’unification de leur île. Sous la pression, le gouvernement britannique bricole un statut spécial qui reconnaît tacitement les militants de l’IRA comme des prisonniers de guerre. De courte durée. Le 1er mars 1976, Albion la perfide renoue avec sa stratégie de criminalisation des indépendantistes irlandais : fin du statut spécial pour les futurs prisonniers.

Aussi, quand le militant Kieran Nugent débarque dans les sinistres blocs H, il refuse d’endosser l’uniforme des taulards. Rapidement foutu à poil et bastonné, Nugent drape alors sa nudité dans une couverture. Il ne le sait pas encore, mais il vient d’ouvrir la voie à une nouvelle forme de protestation carcérale. Celle des « hommes couverture » (blanket-men). De nombreux militants de l’IRA vont l’imiter. Côté administration pénitentiaire, la répression s’abat pour casser le mouvement : enfermement vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans les cellules, diminution des rations alimentaires, tabassages, annulation des remises de peine, etc. En 1978, le nombre de blanket-men avoisine les trois cents. Régulièrement battus par les matons dans les sanitaires, ils réclament l’installation de douches dans leurs cellules. Refusé. Du coup, les hommes cessent de se laver.

C’est le début de la seconde phase de la protestation : la grève de l’hygiène (dirty protest). Vindicative, l’administration pénitentiaire envoie une douzaine de militants au mitard. En réponse, les « hommes couverture » refusent de vider leur pot de chambre. Un temps, les matons vont devoir vider eux-mêmes les récipients de pisse jusqu’à ce qu’ils se lassent. Ne lâchant rien, les enchristés commencent à badigeonner murs et plafond de leur cellule avec des restes de nourriture. Au risque d’être emportés par la moindre épidémie, tant leur condition physique est délabrée. Mais ils sont persuadés de tenir là un moyen efficace de pression pour réobtenir le statut de prisonnier politique. Leur stratégie : attirer l’attention publique sur leurs conditions de détention.

L’évacuation des excréments devenant problématique, les « hommes couverture » franchissent un cap supplémentaire en transformant leur merde en enduit mural. Les blocs H deviennent un vrai Lascaux excrémentiel. Pour garder le moral, les prisonniers s’organisent des veillées : chants, cours de gaélique, contes. Si Bobby Sands se révèle être un excellent animateur, ses mots sur leurs conditions de vie sont sans appel : « Quand on passe chaque jour nu et accroupi au coin d’une cellule qui ressemble à une porcherie, à regarder la désolation des tas d’ordures en putréfaction, infestés d’asticots et de mouches, un pot de chambre immonde ou un mur noir et complètement dégoûtant, le fait de pouvoir se lever et regarder par une fenêtre aide à préserver la santé mentale. » Visitant les blocs H, l’archevêque Ó Fiaich aura ce jugement tout aussi définitif : « On permettrait difficilement à un animal de rester dans de telles conditions, a fortiori un être humain. » En février 1980, à quelques encablures de là, des femmes de la prison d’Armagh emboîtent le pas aux hommes, ajoutant le produit de leurs menstrues à leurs excréments pour tapisser leur cellule.

La grève de l’hygiène durera jusqu’au printemps 1981, émaillée par ces moments brutaux où des escouades de matons viendront laver de force les prisonniers et passer leur cloaque au jet à haute pression. Début mai 1981, Sands entamera une grève de la faim. Il y laissera sa peau, rejoint dans la tombe par neuf autres de ses coréligionnaires. Il faudra attendre le 6 octobre 1981 pour que le gouvernement anglais permette, entre autres, aux militants de l’IRA de porter leurs vêtements civils. Et mette ainsi fin au mouvement des « hommes couverture ».

Sur ce sujet, on peut voir avec intérêt le film Hunger de Steve McQueen sorti en 2008. À lire Bobby Sands, jusqu’au bout de Denis O’Hearn, éditions de l’Épervier/CETIM, 2011.

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