Europe et migrants

Les frontières du dedans

Depuis le 9 juin 2015, la frontière franco-italienne n’est plus du tout transparente. Alors que l’espace Schengen avait promis la liberté de circulation au prix d’un blindage de sa périphérie, le voilà qui se craquelle comme un verre Duralex sur le point d’imploser.

Dans les trains, aux péages, les contrôles au faciès sont devenus la règle entre Vintimille (Italie) et Menton (Alpes-Maritimes). Ils sont des milliers à butter contre des limites territoriales théoriquement ouvertes. En réponse, de petits groupes de soutien aux migrants organisent des convois, avec voiture-pilote pour éviter les barrages. Ce qui n’empêche pas l’engorgement des lieux d’accueil côté italien, qu’ils soient informels, comme le Presidio, aujourd’hui démantelé, ou dans une église de Vintimille. Clara et Rosie1 font partie de ces anonymes qui aident comme elles peuvent. « Dans l’église, les gens de Caritas ont voulu nous enrôler pour beurrer les tartines qu’ils distribuaient aux migrants. On a dit non, ils sont assez grands pour se les beurrer eux-mêmes, parlons plutôt avec eux. » Charité et solidarité font une rime pauvre. Les activistes italiens interdits de séjour à Vintimille sont souvent dénoncés par Caritas et la Croix-Rouge. « Certains d’entre nous n’étaient pas très chauds, au départ, pour ramener des sans-paps en France, raconte Rosie. Mais une fois qu’ils ont pu mettre des noms sur les visages des personnes réfugiées là, ils ont été les premiers à vouloir leur faire une place dans les bagnoles. »

Après le démantèlement du Presidio, les campements de fortune se sont déplacés dans la montagne. Dans la vallée frontalière de la Roya, où la mémoire des migrations, de la contrebande et de la résistance reste vive, certains autochtones ont tissé un réseau de « justes » qui hébergent et facilitent le passage2. Le 21 août, un juge niçois a relaxé un passeur, arrêté côté italien sur dénonciation de la police française, alors qu’il embarquait une famille d’Érythréens. Cet « éleveur de gallinacés », comme l’étiquette Le Parisien, revendique avoir transporté bénévolement quelque 200 migrants. Mais les autorités s’échinent à contenir le vent. En juin, des militants italiens, raflés dans une manif, ont été enfermés au Centre de rétention administrative de Nice…

En août, lors d’un camp No-Border, plusieurs dizaines de migrants ont passé la frontière par la plage, vite nassés par un cordon de flics harnachés comme pour une émeute. Éric Ciotti, président du département des Alpes-Maritimes, a balancé un tweet outré : « En plein état d’urgence le gouvernement laisse franchir clandestinement la frontière à 400 migrants à Menton #irresponsabilitécoupable. » Une centaine d’entre eux a été refoulée vers l’Italie. L’absurde européen confine à la tragicomédie. Le 20 septembre, deux policiers belges sont arrêtés alors qu’ils relâchent en catimini treize Afghans, dont trois mineurs, sur une route française. De quelles frontières parle-t-on ? Pas celles que grille allègrement Neelie Kroes, ex-commissaire européenne chargée de la concurrence, déjà épinglée pour son recrutement par Uber, et qui vient d’être rattrapée par les Bahamas leaks – elle serait administratrice d’une société offshore. Ni celle franchie par José Manuel Barroso, ex-président de la Commission européenne, embauché par Goldman Sachs, banque impliquée jusqu’au cou dans la banqueroute grecque… Ces frontières-là sont sacrément poreuses.

Après Sarkozy, Hollande a lancé sa campagne électorale à Calais en promettant l’éradication de la « jungle » avant la fin de l’année. Libération a jugé son flow plutôt « ferme », « et même policier ». « Il m’a rappelé le discours de quelqu’un… », s’est amusée Natacha Bouchart, la maire LR de la ville. Tout en avouant que 80 % des sept mille habitants de la jungle pourraient prétendre au droit d’asile, et alors que les associations y ont recensé près de mille mineurs isolés, le président a promis l’enfer. Libé se souvient de l’après Sangatte : « À l’époque, on a vu une police chasser en hurlant les migrants des squats, réveiller les gens en plein sommeil, les arroser de gaz lacrymogène sous leurs abris. » On parle de 5 500 places dans divers Centres d’accueil et d’orientation (CAO), sortes de gares de triage pour demandeurs d’asile. « J’espère qu’il a un plan, minaude Bouchart. On va avoir une période un peu compliquée. » Elle regrette l’absence de vision globale, qui consisterait à arrêter les gens… à Vintimille, et pourquoi pas dans leur pays d’origine. Les discours se hérissent de barbelés, comme si l’Europe était envahie par une étrangeté absolue, comme si nous n’avions rien à voir avec le chaos régnant en Libye, au Mali, en Syrie, en Irak, en Afghanistan… « Au Liban, la population a doublé depuis le début du conflit syrien, rappelle Clara. Ici, on panique pour quelques milliers de désespérés qui frappent à la porte. » Le monde n’attend pas sagement dehors.

Bruno Le Dantec

Expulsion de migrants : réquisition n’est pas raison

Il a parlementé, exigé des explications, demandé la présence d’un contrôleur… Au point que, de guerre lasse, les policiers ont fini par jeter leur dévolu sur un autre autocar. Le 5 août dernier, en gare routière de Menton (Alpes-Maritimes) ce chauffeur de la société CarPostal Riviera et son véhicule ont fait l’objet d’une réquisition ordonnée par le préfet des Alpes-Maritimes. L’objectif ? « Il s’agit de refouler en territoire italien des migrants, dans le contexte du rétablissement des contrôles aux frontières décidé après les attentats de novembre 2015, en lien avec l’instauration de l’état d’urgence », explique le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (Gisti) qui a dévoilé l’affaire. D’humeur faconde, et peu enclin à collaborer avec les forces de l’ordre, le chauffeur a malicieusement esquivé la mainmise policière.

« Nous ne voulons pas assurer le transport de passagers dont les destinations finales restent douteuses : reconduction dans des pays où leurs vies sont en danger, internement dans des camps où l’insalubrité est de mise et la Croix-Rouge impuissante […]  », a tenu à faire savoir à l’employeur le syndicat du chauffeur, la Confédération nationale du travail – Solidarité ouvrière. Un tel acte d’insoumission, si salutaire soit-il, n’est cependant pas sans risque : CarPostal Riviera assure que tout salarié « refusant d’exécuter son travail » et contrevenant au règlement intérieur risque des sanctions disciplinaires. Par ailleurs, désobéir à une réquisition expose à une sanction pénale. Des menaces, des menaces… Ce chauffeur, il mérite la médaille du « j’t’embrouille la police » et de la solidarité, oui !

Jean-Baptiste Legars

1 Les prénoms ont été changés.

2 Lire « Dans la vallée de la Roya, la solidarité des “passeurs-citoyens” », L’Humanité, 20 juin 2016.

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