Des plans sur le Cometbus
Les fanzines ont des ailes (les punks et les bouquinistes aussi)
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Cela se passe il y a deux mois environ, à La Salle Gueule, petit lieu marseillais bien achalandé à tendance punkoïde. Un endroit brut et propice à l’électricité, qui cette fois accueille non pas un concert mais une présentation-débat. Tenant le crachoir, un grand type volubile tout en noir – avec T-shirt déchiré, cheveux ras décolorés et regard bigrement intense. Faisant plus jeune que sa cinquantaine bien avancée, il distille dans l’air un magnétisme tout à fait fascinant, au point de sembler pouvoir vous désintégrer d’un regard si nécessaire. Sauf qu’il ne veut qu’une chose : transmettre sa passion des créations littéraires étranges, non normées, et de tous ceux et celles qui les portent en claudiquant. « J’aime les marginaux, les bizarroïdes revendiqués », lance-t-il, et les présents d’opiner devant ce grand piaf survitaminé qui encourage chaque nouvelle question du public d’un cadeau perso – bouts de poème, de dessin...
Son nom : Aaron Cometbus. Et il est sacrément difficile de le placer dans une case. C’est à la fois une sommité littéraire et un obscur auteur ignoré – « l’écrivain inconnu le plus connu d’Amérique », résument ses éditeurs français ; un pape dans son domaine et un punk envoyant bouler toute forme de consécration ; un roi et un clodo. Sa vie agitée, abonnée aux squats et aux errances, qui l’a vu aussi bien bosser comme bouquiniste que partir en méga tournée asiatique avec le groupe Greenday1, il en a éparpillé des fragments dans un fanzine désormais mythique, qui compte une soixantaine de numéros au compteur, Cometbus ; son alter ego de papier. Aussi perché que lui.
Les fanzines, notamment issus de l’univers du punk et du Do It Yourself, ce sont des publications dédaignant les schémas de distribution classiques pour privilégier une forme de circuit court, affinitaire. Ils peuvent être politiques ou poétiques, punks ou graphiques, gratuits ou à prix libre, individuels ou collectifs, mais restent guidés par une idée phare : une diffusion maîtrisée, à taille humaine, sans intermédiaires imposant des choix2.
« Les fanzines voyagent comme les brindilles des nids des oiseaux », pépie Aaron Cometbus à La Salle Gueule. Lui est un champion du genre, le roi des moineaux libres. Éditant et distribuant en solo sa création plus ou moins annuelle, vendue à 3 ou 5 dollars selon les opus et tirée à plusieurs milliers d’exemplaires, il a « réussi » dans un domaine où l’on n’est pas censé le faire. Au point que certains de ses numéros ont depuis été édités sous forme de livres par de vrais éditeurs, aux États-Unis comme ailleurs. Lui n’y voit pas de contradiction, s’en amuse sans renier son premier amour : « Les fanzines sont souvent décriés comme quelque chose d’éphémère ou un marchepied vers autre chose. Alors qu’ils font eux aussi partie de la littérature. »
« Les fanzines voyagent comme les brindilles des nids des oiseaux. »
De littérature, au départ, il était pourtant peu question – au sens classique s’entend. Début 1980’s, Aaron Elliott, un adolescent qui s’immerge à fond les ballons dans la scène punk de Berkeley (Californie), fourre son nez, ses oreilles et sa plume dans des publications foutraques irriguant cette scène. Emballé, il lance rapido son propre imprimé à vocation cri-dans-la-nuit, lequel ne tardera pas à être rebaptisé Cometbus, tout comme lui. Au menu, des comptes rendus de concerts, critiques de disques, chroniques de la lose ordinaire, etc., le tout calligraphié à la main et imprimé en mode destroy. Le temps passant et ses envies s’affinant, il s’oriente au fil des ans vers une approche plus personnelle et littéraire, réduisant les fioritures punks pour se centrer sur un long texte principal, cristallisant le rapport que Mister Cometbus et son double rédigé entretiennent avec le monde. En clair : zieuter les vortex méprisés, les communautés de désaxés. Cet extrait de son texte Poste restante3 donne le ton : « Mes seuls modèles venaient des marges de la société : les prophètes des magasins de donuts ; les potes de rues ; les Don Quichotte de Berkeley dont l’ultime combat – perdu d’avance – visait à ériger des toilettes publiques dans People’s Park ; les vétérans grisonnants du Vietnam vivant des aides sociales au fond des cafés […] ; les quelques punks de 77 qui n’avaient pas succombé à une overdose. » Ça, c’était dans les californiennes années 1980. Il n’avait alors pas encore rencontré New York, patrie de prédilection de ses antihéros absolus : les bouquinistes.
Aaron Cometbus ne se veut pas théoricien. Il ne va pas clamer « Fuck Amazon ! » Nan, trop binaire, trop lointain. Lui ne parle que de ce qui l’environne, le touche de près. Et qui souvent appartient à un monde biscornu et bordélique. Il est question de communautés construites à la marge et des processus par lesquels elles s’agrègent et – fatalement – se délitent. Quand il raconte comment des punks squattent un appart dans le bordel le plus absolu4 ou comment les enfants de ceux qui ont tenté le hippiesque retour à la terre dans les années 1960 ont vécu cet exil forcé5, il y a toujours un moment où cela part en cacahuète. Ce qui ne remet pas en cause la beauté de l’impulsion. Et Mister Cometbus de livrer ce constat à l’auditoire : « J’aborde beaucoup de sujets et personnages différents. Mais il y a souvent un point commun : ils commencent idéalistes, puis se déchirent. C’est triste, mais écrit ça peut être hilarant. »
Ce diptyque idéal-chute s’abstenant de tout jugement caractérise bien Cometbus, qui excelle, dans un style très oral, à joyeusement décrire les personnalités les plus loufoques et paumées. « Écrire te rend plus empathique », lance-t-il, et quiconque a lu ses récits ne peut qu’acquiescer, tant l’amour pour la déglingue humaine suinte de ses tableaux de l’outre-monde. Et de s’attarder sur une figure en voie de disparition : « J’ai un amour immodéré des bouquinistes. Ils sont souvent grincheux, ils ne payent jamais leur loyer et tu ne peux rien y trouver sauf ce que tu ne cherches pas. C’est charmant. »
Plusieurs Cometbus ont été consacrés à ladite « profession ». Ainsi du numéro 56, A Bestiary of booksellers6, qui narre les dessous hilarants de la guerre que se mènent ces spécimens new-yorkais, qu’ils soient dotés d’une échoppe poussiéreuse ou de simples tréteaux. S’il y a commerce, ici, c’est dans les règles d’un art obscur, aussi codifié que déjanté. Tel Adam, qui aime envoyer paître les clients lui demandant un livre trop classique : « Abruti ! Tu aurais dû le lire au collège ! Ici c’est une librairie, pas une crèche ! » Commentaire de l’auteur : « Avec un tel comportement, il ne faisait que perpétuer une longue tradition de bouquinistes irascibles, le genre à déchirer un livre en deux quand un client essaye de le négocier à la moitié de son prix. »
Voilà bien le problème avec les humains normaux, donc tarés : contrairement aux obsédés des chiffres de vente et aux algorithmes, ils cèdent encore à leurs lubies. Longue vie à eux. Et à tous les Cometbus, de chair comme de papier.
1 Voir En Chine avec Greenday ?!!, Tahin Party, 2021.
2 Leur diffusion peut passer par des envois postaux, le dépôt dans des salles de concert obscures ou l’usage de « distros » gérées par d’autres fondus de la micro-diffusion.
3 Demain les flammes et Nœuds éditions, 2021.
4 Double duce, Demain les flammes & Nœuds éditions, 2020.
5 Le Retour à la Terre, Demain les flammes & Nœuds éditions, 2020.
6 Traduit par les éditions Tahin Party sous le titre Un Bestiaire de bouquiniste, 2020.
Cet article a été publié dans
CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…
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Paru dans CQFD n°205 (janvier 2022)
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Mis en ligne le 21.01.2022
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