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Les experts de la traçabilité, mais qu’est-ce qu’on va faire d’eux ?


paru dans CQFD n°98 (mars 2012), rubrique , par Momo Brücke
mis en ligne le 19/04/2012 - commentaires

Ce vieux bouc de Lénine ne s’était pas trompé, lorsqu’il annonçait joyeusement la fin du politique, et le débarquement de hordes d’experts : « On verra désormais monter à la tribune des congrès de Russie non seulement des hommes politiques et des administrateurs, mais aussi des ingénieurs et des agronomes. C’est le départ d’une époque très heureuse, où l’on pratiquera de moins en moins de politique, où l’on en parlera moins souvent et moins longuement, et où ce sont les ingénieurs et les agronomes qui auront la parole [1]. » L’un des points communs entre l’URSS et l’Occident est la délégation du geste politique, ainsi que de tout ce qui concerne la vie quotidienne, aux experts de tout poil.

Nous vivons tout de même dans un monde étrange, non ? Une époque où existe une faille entre nos gestes quotidiens et leurs implications. Prenons le simple fait d’exercer une pression sur un interrupteur pour convoquer la fée Électricité. Imaginer les implications de cette minuscule action, c’est se placer sur deux échelles différentes à la fois, au risque de se casser la gueule : celle de son propre geste, et celle de la représentation de ses conséquences. Entre les deux, il y a un gouffre. Et c’est dans ce gouffre que s’installent nombre des opérations de pouvoir de nos sociétés modernes. Prenons le cas de l’alimentation. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la mécanisation de l’agriculture, le nombre d’exploitations agricoles ne cesse de diminuer. En 1955, 31 % de la population française s’activait pour nourrir les 69 % restants. Depuis 2000, ce chiffre est passé sous la barre des 5 %. Sur les cinquante dernières années, la diminution du nombre d’exploitations est accompagnée d’une augmentation de la surface exploitée et de la productivité – en ne lésinant pas sur la chimie pour accroître les rendements ! Aujourd’hui, l’agriculture est à ce point industrialisée qu’un dispositif de suivi du processus de production a été créé : la traçabilité. Censée garantir la santé du consommateur, la traçabilité est l’exemple typique de la mise en place d’un réseau de techniciens dans le gouffre susnommé, entre le geste séculaire de produire de la nourriture et celui de la tortorer. Heureuse époque dans laquelle l’agronome a seul la parole. À défaut de pouvoir communiquer avec le producteur, d’établir une relation un tant soit peu humaine, nous taillons une bavette avec des étiquettes. C’est l’éthique de la gommette. Finalement, dans ce système qui permet à la fois une consommation responsable (bio, sans OGM) et un traçage des éventuels responsables de toute infection sanitaire (vaches folles ou graines germées cintrées), le producteur doit se plier aux injonctions des agronomes. La traçabilité est un puissant outil de gestion se développant à travers l’informatisation et la saisie d’une multitude de paramètres, ce à chaque étape de la production. Un outil de normalisation de la pratique agricole, en somme. Plus encore qu’à une intoxication alimentaire, c’est à une intoxication culturelle que nous devons faire face.

À moins de refermer la faille où grenouillent ces experts qui nous monopolisent la becquetance…


Notes


[1Vladimir Ilitch Lénine, Rapport d’activité du Conseil des commissaires du peuple au VIIIe Congrès des soviets de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, 1919.



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