Au-delà de la fraude, la mainmise d’Erdoğan

Les élections turques vues du Kurdistan

Dans la région kurde de Turquie, les élections législatives et présidentielle du 14 mai dernier se sont déroulées dans un climat aussi tendu qu’enthousiaste. Mais les résultats du premier tour ont finalement douché les espoirs d’une défaite d’Erdoğan. Récit sur place d’un observateur international.
Par Théo Bedard

Dès la sortie de l’aéroport de Diyarbakır, la plus grande ville de la région kurde de Turquie, dans le sud-est du pays, un immense portrait du président-candidat Recep Tayyip Erdoğan nous saute aux yeux. « Vous reconnaissez ce type ? Sa tête ne m’inspire pas confiance… », plaisante notre contact local. Ce membre du parti d’opposition HDP1 va faire office de guide pour notre délégation de militants de l’AIAK2 venus ici en tant qu’observateurs internationaux pour les élections législatives et présidentielle turques du 14 mai 2023. Nos conversations bifurquent rapidement sur les enjeux du scrutin. Pour la première fois en vingt ans de règne, la popularité d’Erdoğan est en baisse et laisse enfin espérer un changement par les urnes. Et pour tenter de contenir de probables fraudes électorales, l’opposition a mobilisé près de 300 000 volontaires turcs, auxquels s’ajoutent près de 500 observateurs internationaux de différentes organisations. Mais si un scrutin un tant soit peu régulier reste envisageable, rien ne semble pouvoir vraiment contrecarrer la mainmise d’Erdoğan et de son parti, l’AKP, sur ces élections.

À Diyarbakır, propagande et châtiment

Il n’y a pas qu’à l’aéroport que la communication d’Erdoğan s’impose. Dans les rues de Diyarbakır, on remarque vite que le président-candidat ne lésine pas sur les moyens et que son portrait s’affiche partout en grand, ici comme dans tout le pays. « Lors d’un meeting de l’AKP, j’ai vu des sapeurs-pompiers utiliser leurs grues pour installer des affiches géantes d’Erdoğan », raconte un observateur électoral basé à Van, ville située à quelques centaines de kilomètres à l’est.

La mainmise de l’AKP sur les institutions est évidente

Dans une région kurde qui lui est pourtant globalement hostile, la mainmise de l’AKP sur les institutions est évidente. La mairie de Diyarbakır, bâtiment austère situé près de l’hôtel où se sont installés les observateurs, en est une bonne illustration. En mars 2019, l’élection municipale est remportée par le candidat du HDP, Adnan Selçuk Mızraklı. Mais la victoire est de courte durée : le nouveau maire a été arrêté quelques mois plus tard, puis condamné à plusieurs années de prison pour ses liens supposés avec le PKK3. Entre-temps, son mandat a été récupéré par le gouverneur de la province, nommé directement par Ankara4. En tout, c’est plus de 80 élus municipaux du HDP qui, depuis le 31 mars, ont été remplacés par des membres de l’AKP.

Pour la présidentielle, le HDP n’a pas présenté de candidat, faisant le pari de soutenir le principal opposant : Kemal Kılıçdaroğlu, candidat d’une coalition allant du centre-droit à une partie de l’extrême droite nationaliste. Parmi les militants kurdes que nous rencontrons, aucun ne se fait d’illusions sur cet ancien haut fonctionnaire. « Il se croit de gauche, alors qu’il revendique l’héritage nationaliste du fondateur de la République turque Mustafa Kemal, qui réprimait déjà le mouvement kurde quand il gouvernait la Turquie dans les années 1920 et 1930 », confie l’un d’eux. Mais tous espèrent sa victoire sur la coalition d’Erdoğan soutenue par l’extrême droite islamiste.

La répression n’est jamais loin

Actuellement cible d’une procédure d’interdiction et privé de ses subventions depuis janvier dernier, le HDP a dû faire campagne pour les législatives au sein du YSP, le Parti de la gauche verte. Dans ces jours qui précèdent le scrutin, celui-ci déploie camions et bus portant ses couleurs. Ils sillonnent les rues de Diyarbakır en diffusant de la musique par haut-parleurs. Les conducteurs distribuent dans la bonne humeur des drapeaux aux enfants traînant sur les trottoirs. Mais la répression n’est jamais loin. Le 11 mai, alors que nous passons en voiture à proximité d’une conférence de presse organisée dans la rue par le parti, nous voyons débouler plusieurs camions des forces de l’ordre. De nombreux policiers en sortent, dont certains armés de kalachnikov, pour ensuite venir encadrer ce petit rassemblement de quelques dizaines de personnes.

Nous n’en verrons pas plus, la visite de la ville se poursuit. « Ici, les gens sont très politisés car leur existence même est remise en cause par l’État », explique le militant kurde qui accompagne notre délégation grenobloise. Natif de Diyarbakır, ce jeune entrepreneur en est parti enfant lorsque sa famille a été chassée de la région par les autorités turques. Alors que l’on se promène dans la vieille ville, il s’arrête à proximité d’un quartier aux bâtiments récents et uniformes… et invite le groupe à faire demi-tour. « Depuis la bataille entre les combattants du PKK et l’armée turque en 2015, je n’entre plus dans ce quartier. Des civils que je connais y ont été blessés au cours des combats. Quant aux maisons détruites par les bombes, elles ont été vite reconstruites pour ne laisser aucune trace de la guerre. »

Un pouvoir indéboulonnable ?

14 mai, jour de l’élection. Je suis un autre groupe d’observateurs, des Allemands et des Suisses, qui part pour Malatya, une ville conservatrice située à une centaine de kilomètres à l’est de Diyarbakır. Une ville qui a subi de plein fouet les importants séismes de février dernier5 – plus de 2 000 morts, d’après le militant du HDP qui nous accompagne en voiture de bureaux de vote en bureaux de vote. Au centre-ville, les citoyens se pressent dès le début de la matinée dans les écoles où se tiennent les élections, laissant augurer une forte mobilisation électorale – elle frôlera les 90 %. Dans les bureaux que nous visitons sous le regard dur de Mustafa Kemal, dont des portraits sont disséminés partout dans les couloirs et les salles de classe, aucune irrégularité n’est à signaler. Les photos sont interdites afin d’empêcher que des électeurs envoient la capture de leur bulletin tamponné contre rémunération par un parti politique. Les urnes sont fermées par une ficelle, et de la cire.

Dans les villages kurdes aux alentours de Malatya, c’est la gauche qui remporte l’adhésion des électeurs

Dans les villages kurdes aux alentours de Malatya, c’est la gauche qui remporte l’adhésion des électeurs. Près d’un bureau de vote, une femme habite dans une grande tente blanche depuis que sa maison a été détruite par le séisme. « Comme le village vote en majorité pour le HDP, l’État turc nous a apporté très peu d’aide », affirme-t-elle en déplorant que les autorités aient attendu un mois avant de lui fournir une tente. Et de préciser : « Les vêtements et la nourriture, c’est le HDP qui nous en a apporté. »

Lorsque les premières estimations annoncent l’avance d’Erdoğan sur son adversaire, un militant du HDP n’y croit pas. « Les bureaux de vote sont encore loin d’avoir tous annoncé leurs scores », veut-il croire en fixant l’écran. Il ne va pas tarder à déchanter. Le résultat final du premier tour place Erdoğan en tête avec plus de 49 % des voix, quatre points et demi devant son principal opposant, ce qui laisse peu de chances à ce dernier de remporter le second tour. Même si des irrégularités ont été constatées, il n’y aurait pas eu de fraude massive. Fort de son exercice autoritaire du pouvoir, de son emprise clientélaire sur la société turque et de sa mainmise sur l’ensemble des médias du pays, Erdoğan n’en a visiblement pas besoin pour se maintenir au pouvoir.

Dans le taxi qui nous ramène à l’aéroport, une conversation bat son plein entre les militants français et notre chauffeur, via une application de traduction sur un téléphone. Abattu par les résultats des élections, ce dernier nous avoue : « Si Erdoğan est réélu, beaucoup de Kurdes vont vouloir quitter le pays plutôt que de subir son régime cinq ans de plus ». Et de nous demander : « Les démarches sont compliquées pour s’installer en France ? »

Marius Jouanny
Alors que nous bouclons, le soir du dimanche 28 mai, nous apprenons la réélection de Recep Tayyip Erdoğan avec plus de 52% des voix lors du second tour de l’élection présidentielle. Triste épilogue.

1 Le HDP (Parti démocratique des peuples), « de gauche » et pro-kurde, est la troisième formation politique de Turquie.

2 Association iséroise des amis des Kurdes, un collectif de solidarité avec le peuple kurde basé à Grenoble.

3 Le Parti des travailleurs du Kurdistan, guérilla kurde armée, est considéré par l’État turc comme une organisation terroriste.

4 Lors des précédentes élections municipales de 2014, sur les 102 municipalités remportées par le HDP, 95 avaient été remplacées par des administrateurs nommés par le gouvernement. « Turquie. Des maires du HDP démis de leur fonction », l’Humanité (23/08/19).

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CQFD n°221 (juin 2023)

Le dossier du mois met à l’honneur les daronnes. Celles auxquelles on reproche d’être trop ceci, pas assez cela, qu’on juge si facilement et qu’on excuse si difficilement, alors qu’elles sont prises en tenaille entre les injonctions du capitalisme et du patriarcat. Ici, des voix s’élèvent pour revendiquer d’autres manières d’être femmes et mères, et tracer des lignes émancipatrices pour des maternités libérées.
En hors dossier, un focus sur l’extrême droite : on aborde la fascisation encore accrue du pays avec le sociologue Ugo Palheta et la situation de Perpignan, devenue il y a trois ans la plus importante ville française dirigée par le RN. À Briançon, la forteresse Europe étend encore et toujours ses absurdes murailles. On part aussi dans le Kurdistan turc à l’heure de l’élection présidentielle, à Douarnenez pour rencontrer le collectif Droit à la ville, ou encore aux côtés des travailleur·ses détaché·es dans les exploitations agricoles des Bouches-du-Rhône. Pour finir à Draguignan, où les cathos tradis locaux organise de chouettes processions pour faire tomber la pluie. Amen.

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