Roue libre contre l’A69

Nourrir les îlots de résistance

Les 8 et 9 juin derniers, plus de 6 000 personnes ont convergé dans le Tarn pour le troisième rassemblement contre le projet d’autoroute A69, entre Castres et Toulouse. Baptisé Roue libre, le week-end de mobilisation a vu sa manifestation du samedi interdite par la préfecture et fortement réprimée. Reportage.
Marius Jouanny

« Ça coûte cher de faire la révolution quand on est pauvre ! » s’exclame Pierrot devant tout un stock de masques FFP3, lunettes de plongée, casques de sécurité et sérum physiologique. Alors qu’il tente de les caser « comme dans Tetris » dans les recoins cachés du coffre de sa voiture, Zack évoque un cauchemar qui l’a réveillé dans la nuit : une histoire de contrôle policier. Dans la deuxième voiture du convoi, des vélos démontés sont placés à l’arrière « pour pouvoir se déplacer d’une Zad à l’autre », précise Sarah. Sur le long de leurs 53 km, les travaux de l’A69 en comptent trois : la Crém’Zad, la Cal’arbre et la Zad du Verger. À la veille de ce troisième week-end de mobilisation, organisé par les Soulèvements de la Terre et plusieurs autres collectifs dont la Confédération paysanne et Extinction rébellion, le groupe de militant·es se prépare mentalement.

La répression est dans chaque tête

Durant le trajet de six heures depuis Angoulême, les militant·es partagent leurs souvenirs de Sainte-Soline1 et évoquent l’absurdité de ce projet d’autoroute. Pierrot souligne l’importance de la camaraderie durant ces week-ends de lutte qui sont souvent très éprouvants. Zack raconte son engagement des dernières semaines « sur la construction de toilettes sèches emboîtables. On en a fini neuf pour ce week-end, en leur donnant à chacune un surnom ». Alors que la destination approche, la peur de la répression est dans chaque tête. La manifestation du samedi est interdite et Darmanin a annoncé la présence de 1 600 policiers et gendarmes, et de blindés. Les semaines précédentes, une dizaine de militant·es ont été convoqué·es par la police2. L’un a subi une perquisition violente qui s’est terminée avec trois fractures au visage. La veille de notre arrivée, les flics ont fait une descente à la Zad de la Cal’arbre, et arrêté quatre personnes.

Pour éviter les contrôles policiers, notre convoi tente les routes de campagne. Au bout de l’une d’elles, nous garons les véhicules et rencontrons une jeune éleveuse de poneys originaire de la région. Elle accepte de transporter nos affaires « compromettantes » sur son tracteur jusqu’au campement de la Zad tandis que les voitures passent les contrôles par la route. « Le terrain que je loue se situe dans le rayon de 10 km d’une des deux futures usines à bitume prévues pour les travaux de l’A69, déplore-t-elle. Le rejet de particules fines va mettre en danger mes bêtes et moi-même. Je comptais acheter ce terrain, mais si le chantier n’est pas arrêté je serais contrainte de partir. » Sur l’ensemble des travaux, censés se terminer fin 2025, les deux usines rejetteront 700 tonnes de produits chimiques cancérigènes, touchant directement les populations et écoles alentour3.

Nous arrivons vendredi en début de soirée. L’activité bat son plein autour des deux chapiteaux accueillant des concerts4. Parmi les stands, une « zone chill » permet aux militant·es de se reposer. Derrière, le kiosque itinérant Les Nouveaux crieurs vend des journaux comme L’âge de faire, des brochures de Reporterre, et CQFD. « On se balade sur les événements militants en Kangoo, et on politise les gens dans des foires bio », raconte Martin. En plus de la manif prévue le samedi après-midi, le week-end sera ponctué de tables rondes, concerts, projections de films, débats et spectacles divers.

Des épines dans le pied

Notre nuit est troublée par un hélicoptère policier stationnant au-dessus des tentes. Au réveil, Laurent accueille les journalistes à l’entrée du camp. Retraité local, membre du collectif La Voie est libre (LVEL) depuis sa création en 2021, il regrette la difficulté à mobiliser les gens du coin. Le maire de sa commune « n’a jamais abordé le sujet de l’autoroute, et a refusé la location d’une salle pour réunir les citoyens sur le sujet ». Quant à la mairie de Teulat, qui soutient le mouvement, Laurent explique que « l’État a refusé de subventionner une extension de son école pour punir la position de cette municipalité5 ». L’espoir de Laurent se tourne alors vers les poches de résistance comme la Zad du Verger, « située dans le jardin d’une habitante dont le contrat de location dure jusqu’en octobre 2025. Comme Atosca6 ne peut pas rompre ce contrat, ça leur fait une belle épine dans le pied ! » Une assemblée établit un point d’étape sur les démarches juridiques contre l’autoroute. On y apprend qu’un bon nombre des alternatives à l’A69, comme celle du ferroviaire, n’ont pas été étudiées lors de l’octroi des travaux. Le tribunal administratif de Toulouse doit se prononcer sur sa validité fin 2024. LVEL a même proposé un projet de voie alternative sans bétonisation conçue par le paysagiste Karim Lahiani.

Dans la queue pour la cantine, un groupe de jeunes d’une vingtaine d’années de Youth for Climate Paris et Rennes ne mâchent pas leurs mots. « On s’est politisés avec le mouvement climat, avant de critiquer son manque d’efficacité », affirme Julien. Il approuve les actes de sabotage contre le chantier, arguant que « l’impact matériel est important, en plus de la présence symbolique en manifestation ». Alors que les activistes se rassemblent pour le défilé, un jeune homme se détache de la foule avec son drapeau de la Confédération paysanne et son keffieh palestinien : « Ce matin, nous avons planté des frênes et cet après-midi nous allons installer une bergerie dans un champ menacé d’être bitumé », explique Kinnay, arboriculteur en installation.

Retour de matraques

Vers 13 h 30, la manifestation se sépare sous le soleil en quatre cortèges selon un code couleur précis. Le jaune est mené par la Confédération paysanne, tandis que le rose se revendique festif, avec un bloc queer féministe à sa tête. Le bleu et le vert s’annoncent plus déterminés. Le premier tente tout d’abord de concentrer l’attention des forces de police pour mieux permettre au second de s’avancer vers les lieux du chantier. Après avoir occupé une départementale, les militant·es du cortège bleu se retrouvent pris entre deux feux. Les gendarmes noient la première ligne sous un déluge de gaz lacrymogène et de grenades GM2L. Le cortège réplique avec des jets de pierres et de cocktails Molotov avant de rebrousser chemin. Après avoir traversé plusieurs collines au son de « Freed from desire » et « Bande organisée », diffusés par une grosse enceinte et accompagnés de percussions d’une fanfare, le cortège bleu rejoint le vert pour tenter une nouvelle percée vers le chantier. Cette deuxième confrontation est encore plus violente et les activistes sont repoussé·es.

La retraite vers le camp s’amorce en fin d’après-midi. Une vingtaine de blessé·es est à déplorer, dont trois graves transporté·es à l’hôpital. Le retour est morose. La police bloque une route de campagne pour forcer le cortège à un énième détour sous la pluie. Certain·es se disent déçu·es de ne pas avoir atteint le chantier et choqué·es par la répression, plus forte que la précédente manifestation en octobre dernier qui avait réuni près de 10 000 personnes.

Le convoi que j’accompagne décide de repartir le samedi soir pour s’assurer que chacun soit en mesure de voter aux élections européennes le lendemain – sans se douter de la crise politique majeure qu’elles allaient occasionner. Aucun·e n’a le cœur d’en débattre, la France Insoumise faisant de toute façon l’unanimité entre nous – par adhésion ou par défaut. Sur le bord de la route, l’apparition spectrale des dizaines d’engins de chantier de l’A69 placés sous bonne garde nous sort un instant de la torpeur nocturne. Nous convenons tout·es de repartir ensemble mi-juillet au Village de l’eau, organisé contre les mégabassines.

Texte et Photo Marius Jouanny

1 « Sainte-Soline : « Faire front », CQFD n°219 (avril 2023).

2 « “Un coup de pression” : 10 opposants à l’A69 placés en garde à vue », Reporterre, 31/05/2024.

3 Plus d’informations à propos du projet sur le site du collectif La voie est libre : lvel.fr.

4 Voir le reportage photo « A69 Roue libre - L’histoire en noir et blanc », sur le site des Soulèvements de la terre.

5 Lire l’article de France 3 « Une mairie du Tarn privée de subvention, ses élus pensent payer leur opposition à l’A69 », 21/09/2023.

6 Atosca est la société qui a obtenu la concession de la section de l’autoroute A69 entre Verfeil et Castres, elle-même créée par NGE, groupe français de BTP.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire

Cet article a été publié dans

CQFD n°232 (juillet-août 2024)

Dans ce n° 232, un méga dossier spécial « Flemme olympique : moins haut, moins vite, moins fort », dans l’esprit de la saison, réhabilite notre point de vue de grosse feignasse. Hors dossier, on s’intéresse au fascisme en Europe face à la vague brune, on découvre la division des supporters du FC Sankt Pauli autour du mouvement antideutsch, on fait un tour aux manifs contre l’A69 et on découvre les Hussardes noires, ces enseignantes engagées de la fin du XIXe, avant de lire son horoscope, mitonné par le professeur Xanax qui fait son grand retour !

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don