Une procession pour faire tomber les cerveaux

Miracle à Draguignan : on a marché sur la tête

Dimanche 7 mai, réacs de tous poils et cathos chelous s’étaient donné rendez-vous dans la sous-préfecture du Var pour chouiner religieusement contre la sécheresse. Il y avait un évêque violet, un député RN, un maire, des scouts et même des sœurs en transe. Un bien beau dimanche, où, à défaut de marcher sur l’eau, on a tout misé sur Dieu.

« Saint Christophe et tous les saints caniculaires priez pour nous !!! » Le constat est vite tiré : impossible d’échapper à la sono qui tabasse mes pauvres tympans. Alors qu’en ce début d’après-midi on chemine en zone industrielle de Draguignan sous un cagnard modéré, de jeunes scouts survitaminés et visiblement taquins se démènent pour trimballer les haut-parleurs au cœur du cortège, pile-poil à mes côtés. Super. Au micro se succèdent les adeptes de chants religieux qui écorchent mes esgourdes, égrainant d’une voix suraiguë les noms de saints obscurs en leur intimant de « prier pour nous » et fissa. Devant il y a les flics municipaux, derrière aussi, et nous voilà donc compactés, quelques centaines de personnes rassemblées sous la prose démente jaillissant des enceintes pour qu’enfin la pluie tombe sur le Var.

« C’EST LUI LE MAÎTRE DES ÉLÉMENTS »

En tête de cortège dodelinent les effigies dorées de saint Hermentaire (célébré pour avoir buté un obscur dragon provençal) et sainte Roseline (patronne d’un rosé local), portées par de solides gaillards et nominées pour nous sortir du bourbier climatique. En l’occurrence, pour le Var ça commence à sentir le roussi en ce début de mois de mai : deux communes déclarées en crise à cause de la sécheresse, 85 autres en alerte renforcée début mai, et pour Draguignan, un cours d’eau à sec depuis des mois1. Alors chez les présents, la cause est entendue : il est temps de s’adresser au « maître des éléments », les yeux tournés vers la « lumière des patriarches »… Oh lord.

Parmi tout ce beau monde endimanché suintant l’hostie frelatée, devançant la dizaine de moines en robe brune et à la capillarité flippante, une dame tient à me dire qu’elle n’est pas convaincue. Alors que je hoche une tête atterrée en prenant note des envolées du micro, elle veut savoir pour quel média je bosse. J’élude, mais elle insiste : « C’est plus possible de traiter ça comme si c’était pittoresque. Déjà pour Pâques il y a eu le chemin de croix en plein centre-ville, ils ont porté le Christ, tout ça, j’avais l’impression de voir un mauvais film. Là aussi il y avait des policiers partout, protégeant la procession. L’un des policiers m’a dit, texto, “il y a des religions qui posent plus de problèmes que d’autres”. C’est pas possible ce discours. »

Elle n’a pas tort, la dame. C’est très étrange de voir la police municipale encadrer le cortège comme si c’était une mission sacrée. Imaginer un événement musulman ainsi encadré, tout en bienveillance et ronds de jambe ? Pure science-fiction dans un pays où le ministère de l’Intérieur demande aux profs de signaler les élèves absents lors de l’Aïd2. Le gusse au micro ne s’y trompe pas, qui lance un « Nous prions aussi pour les policiers qui prennent sur leur temps libre ». Interrogé, un flic barbu dément aussitôt : « Ah non, on est en service, nous ». Et qu’est-ce qu’il pense de tout ça ? « Oh, on espère que ça va marcher pour la pluie ».

« NOUS PRIONS AUSSI POUR QUE LES TERRAINS DE RUGBY SOIENT ARROSÉS »

Alors qu’on vogue de rond-point en rond-point dans une zone industrielle moche, les enseignes de type Carglass ou Mobalpa se succèdent. Après avoir salué les pauvres frères rugbymen qui s’entraînent sur un terrain pelé, l’azimuté du micro annonce entre deux larsens qu’il y aurait 2 000 personnes. Mon petit doigt et la presse locale pencheront plus pour 200 et des brouettes. N’empêche que ça fait du monde. Parmi les présents, beaucoup d’enfants, dont certains, habillés en bergers, portent des agneaux, petites boules de poil bêlantes réquisitionnées pour parfaire le décorum. Il y a aussi nombre de bourgeois bon teint qui ne comprennent pas trop mes questions. Par exemple : plutôt que faire appel au Très-Haut, ne serait-il pas judicieux de remettre en cause la sainte Consommation ? « Écoutez, nous on gagne bien notre vie, on veut juste que ça continue, alors on s’adresse au Maître des éléments », me répond le gendre parfait à petit pull rose que dans ma tête j’ai rebaptisé Jean-Eudes. Une chose est sûre : parmi les éléments de langage favoris, « Maître des éléments » tient la corde. Loin loin devant « écologie »…

Mais certaines voix sont plus originales. Alors qu’on regarde depuis un pont les saintes statues trimballées par des scouts (youkaïdi youkaïda) sur le lit sec, si sec, de la rivière Nartuby, j’interroge une dame vêtue d’une aube bleu et blanc barrée d’un cœur rouge. Elle lévite quasiment d’excitation. C’est son grand moment semble-t-il, et elle s’inquiète que j’épelle mal l’ordre auquel elle appartient et qui a son couvent pas loin : LES PETITES SŒURS DE LA CONSOLATION DU SACRÉ-CŒUR ET DE LA SAINTE FACE. Miséricorde. Elle est gentille malgré tout, et m’assure que les saints choisis sont parfaitement adéquats pour faire venir la flotte, que c’est une tradition, qu’il fallait de toute urgence reconvoquer ces « rogations », selon le nom ancestral de cette danse de la pluie provençale. Le 18 mars dernier, à Perpignan, c’est saint Gaudérique qui était à l’honneur lors d’une procession similaire. Très puissant lui aussi, me confie-t-elle, mais pas autant qu’Hermentaire le buteur de dragons. Tu m’étonnes.

« NOUS PRIONS POUR QUE L’EAU TOMBE ABONDAMMENT »

Comme de juste, il y a un député RN dans le cortège. Un certain Philippe Schreck, que feu Le Ravi brocardait en 2022 comme « ambitieux juriste reconverti dans la politique » et « notable parmi les notables de la sous-préfecture varoise »3. Il doit se sentir en famille avec le gars en cape violette et toque dorée qui a organisé tout ça, Monseigneur Dominique Rey, évêque du diocèse de Fréjus-Toulon qui chouinait en juin 2022 parce que le Saint-Siège avait suspendu l’ordination de quatre prêtres et six diacres dans son domaine4. La raison : quelques petites accointances avec l’extrême droite, mises en lumière notamment en 2015 quand Rey avait fait venir Marion Maréchal pour une université d’été catholique. Ce monde est petit. Schreck est donc comme un poisson dans l’eau. Il rigole avec ses potes en chemisette tandis qu’on arrive au domaine où doivent se conclure les festivités. « Moi, je considère que toutes les démarches sont la bienvenue, et c’est pour cela que je m’y associe avec plaisir », dira-t-il, sympa comme tout5.

Un autre gars sympa, c’est le maire de Draguignan, Richard Strambio (divers centre). Alors qu’on va bénir les tracteurs et entamer les cubis de rosé du buffet, il tient à remercier les présents, l’évêque, le député et toute la smala catho. Puis il se livre : « Moi quand j’étais gamin, j’ai toujours connu des sécheresses en juillet et en août  ». Manière de tempérer l’urgence ? Il semble bien, puisqu’il décrit ensuite fort sommairement un autre épisode de dérèglement du climat s’étant déroulé en mai « il y a longtemps ». « Alors heu… », ajoute-t-il. Me voilà convaincu.

Mais l’essentiel est ailleurs : au moment où il clôt son discours, miracle, quelques gouttes tombent du ciel, sous les cris de joie de l’assemblée – « Elles arrivent ! » ; « Seigneur lâche-les  » ; « Il nous a entendu »… L’extase est à son comble.

Alors que je prends la fuite et que les lourdes gouttes redoublent, je me surprends à adresser cette pensée au « Maître des éléments » : « Tu ne nous aides pas, là… »

Texte et photos Émilien Bernard

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Cet article a été publié dans

CQFD n°221 (juin 2023)

Le dossier du mois met à l’honneur les daronnes. Celles auxquelles on reproche d’être trop ceci, pas assez cela, qu’on juge si facilement et qu’on excuse si difficilement, alors qu’elles sont prises en tenaille entre les injonctions du capitalisme et du patriarcat. Ici, des voix s’élèvent pour revendiquer d’autres manières d’être femmes et mères, et tracer des lignes émancipatrices pour des maternités libérées.
En hors dossier, un focus sur l’extrême droite : on aborde la fascisation encore accrue du pays avec le sociologue Ugo Palheta et la situation de Perpignan, devenue il y a trois ans la plus importante ville française dirigée par le RN. À Briançon, la forteresse Europe étend encore et toujours ses absurdes murailles. On part aussi dans le Kurdistan turc à l’heure de l’élection présidentielle, à Douarnenez pour rencontrer le collectif Droit à la ville, ou encore aux côtés des travailleur·ses détaché·es dans les exploitations agricoles des Bouches-du-Rhône. Pour finir à Draguignan, où les cathos tradis locaux organise de chouettes processions pour faire tomber la pluie. Amen.

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