Pour la « détouristification »
« Le tourisme est une industrie extractiviste »
Ton organisation s’appelle « Assemblée de quartiers pour un tourisme soutenable ». C’est possible, un « tourisme soutenable » ?
« Non. (Rires) Personne n’était vraiment convaincu, mais il fallait bien trouver un nom. Certains se sont fâchés en disant qu’on n’était pas assez radicaux. Toutefois cette appellation nous permet aussi de toucher un public qui se méfierait si on avait un nom plus frontal.
En vérité, on ne croit pas vraiment à la possibilité d’un tourisme soutenable à Barcelone. L’idée est plutôt de commencer à le faire décroître avant de voir quel niveau de tourisme serait soutenable. »
Comment s’organise l’ABTS ?
« C’est un groupe informel, sans porte-parole ni président. Un espace de coordination : des “délégués” représentent chaque assemblée de quartier et on se retrouve une fois par mois. On traite de beaucoup de sujets : ça va d’une lutte dans un quartier spécifique au réseau anti-tourisme du sud de l’Europe (lire plus loin). Voilà pourquoi on s’organise en groupes de travail.
Au départ, en 2015, on était une quinzaine de collectifs du centre-ville. Le degré de nuisances causées par le tourisme est tel qu’il était naturel pour les gens de se rassembler. Très vite, des quartiers plus périphériques nous ont rejoints, conscients qu’ils étaient les prochains sur la liste. »
Sur quoi se fonde votre critique du tourisme, concrètement ?
« Comme d’autres, l’industrie touristique est extractive, dans le sens où elle se fixe dans un lieu et en extrait d’énormes profits qu’elle ne redistribue pas. Sachant que le tourisme de masse a un besoin systématique de croître et maltraite le territoire ainsi que sa population. Il faut casser cette logique de croissance éternelle.
Le premier impact se ressent sur le logement. Sans oublier les ouvertures d’hôtels – qui elles aussi réduisent le parc immobilier disponible –, le plus visible, ce sont les appartements touristiques, type AirBnB. À Barcelone, il y a environ 10 000 locations légales (avec licence) pour près de 15 000 illégales. Pour beaucoup de gens, il faudrait simplement fermer les locations illégales. Mais qu’elles soient légales ou illégales, le problème reste le même. L’attractivité touristique entraîne une attractivité immobilière. Alors même si le problème de la spéculation immobilière en Espagne dépasse largement le facteur touristique, la “touristification” fonctionne comme un catalyseur de cette machine immobilière à expulser 1.
On constate aussi une transformation du tissu commercial : les commerces de proximité sont remplacés par des magasins touristiques qui ne sont d’aucune utilité aux habitants. Et dans les magasins mixtes, à destination des locaux comme des touristes, les prix sont exorbitants. »
Le tourisme a aussi un impact sur les transports publics…
« Oui, à plusieurs niveaux. D’une part, l’espace public est totalement saturé dans certains quartiers par la masse de touristes et les véhicules de location type trottinettes électriques ou Segway qui rendent les déplacements très compliqués. Les vieux nous disent qu’ils sortent moins, que l’espace public leur paraît plus hostile.
D’autre part, le réseau public de transport est lui aussi saturé. À certaines périodes de l’année, le métro et le bus ne s’arrêtent plus à certaines stations.
Évidemment, il y a aussi un impact écologique dramatique avec les vols low cost, les croisières, les bus et les voitures dans une ville qui avait déjà de gros problèmes de pollution.
Enfin, et c’est fondamental, l’industrie touristique est le pire secteur économique quant aux conditions de travail. Dans l’hôtellerie et la restauration, le salaire moyen n’est que la moitié du salaire moyen général. L’argument principal du secteur touristique est qu’il apporte des richesses et du travail. C’est mensonger : les salaires sont merdiques, souvent payés au noir, les conditions de travail pénibles avec des journées de douze heures. Ce qui nous amène aussi à penser le tourisme comme un problème de santé publique : des riverains ne dorment plus la nuit et les travailleurs subissent une pression dingue. »
Comment lutter concrètement contre cette touristification ?
« Comme pour toute lutte sociale, il faut une base. Il s’agit de convaincre du monde et c’est loin d’être facile. Ce qu’on a le mieux réussi, c’est à développer une autre narration du tourisme dans la ville. Le discours officiel – dans le secteur privé comme dans le public – consiste à dire que le tourisme profite à tout le monde. Alors que personne ne remettait ça en question, des voix se sont progressivement fait entendre. Il y avait beaucoup de rage chez les gens, mais il fallait mettre un discours argumenté sur tout ça. C’est pour ça qu’on organise des conférences, des rencontres. On n’a pas réussi à mobiliser tant de monde que ça dans la rue, mais l’impact médiatique a été assez fort.
À partir de 2016, on s’est mis en réseau avec d’autres villes, pour constituer le réseau SET (Sud de l’Europe contre la touristification), avec des gens de Majorque, de Malaga, de Venise, qui étaient impactés par les mêmes phénomènes et qui avaient des modes de lutte assez similaires. Puis en 2018, des gens de Lisbonne, Porto, Malte et d’autres villes d’Espagne et d’Italie nous ont rejoints.
Cette notion de sud de l’Europe est très importante. On relie ça aux politiques d’austérité, avec la sensation que le sud de l’Europe représente le jardin de vacances du Premier monde. »
À Venise, des militants anti-tourisme se sont jetés à l’eau pour forcer les bateaux de croisière à faire demi-tour. Quelles actions concrètes avez-vous menées ici ?
« À Venise, c’est particulier, tout le monde circule en bateau. Ici, la Guardia Civil arrive en dix minutes si tu t’approches du port. Il est plus envisageable de bloquer les bus de croisiéristes. En 2017, on a bloqué de façon coordonnée sept bus dans sept points de la ville avec comme message “Stop aux abus touristiques”. On a foutu un beau bordel sur fond de batucadas.
Une de nos actions qui a fait le plus de bruit avait pour but de dénoncer la spéculation d’AirBnB. Ça consistait à réserver un appartement qu’on savait illégal, car géré par quelqu’un qui en louait quinze autres et qui, pour ses affaires, vidait des bâtiments en expulsant les habitants. Une fois à l’intérieur, on a appelé l’inspection en disant : “Écoutez, on est dedans, y a aucune licence ici.” On l’a fait à deux reprises, en accompagnant l’action d’un dossier complet avec toutes les informations sur les propriétés et les gérants des appartements. Ça nous a aussi permis de démonter le discours d’AirBnB qui prétend que la plateforme permet aux gens modestes d’améliorer leurs fins de mois, alors que les profits vont surtout aux gros propriétaires. À Barcelone, 80 % des hôtes ont une seule propriété sur la plateforme, mais les 20 % restants gèrent 70 % des propriétés. »
En 2015, Ada Colau, issue du mouvement social contre les expulsions immobilières, a été élue maire de Barcelone. Elle se représente aux élections du 26 mai. Que penses-tu de son action contre AirBnB ?
« Pour la première fois, la mairie a élaboré un plan pour organiser le logement touristique. C’est positif, mais pour nous il faudrait complètement arrêter d’accorder des licences à ce type de logements – hôtels ou appartements. La municipalité a engagé des poursuites, mené des inspections. Mais le système administratif met beaucoup plus de temps à sanctionner les appartements touristiques qu’à expulser des gens de chez eux…
La mairie dit aussi vouloir aller vers une “déconcentration” du tourisme : “On a beaucoup de touristes sur certains lieux, du coup on va les amener dans d’autres quartiers périphériques.” Super ! Sauf que les touristes continueront à aller à la Sagrada Família ; ils iront simplement envahir aussi d’autres quartiers. La saturation de l’espace public s’étendra. Autre principe fallacieux : la “désaisonnalisation”. En gros, il faudrait désengorger la période printanière et estivale en faisant venir davantage de touristes à l’automne. Mais ça ne marchera pas. Ces concepts sont des façons de déguiser l’accroissement éternel du tourisme. »
À lire aussi
– « Un racó llibertari a Barcelona » : entretien avec Iñaki, militant du centre social autogéré barcelonais El Lokal, CQFD n°156 (juillet-août 2017).
1 Lire « Barcelone, quelle ville en commun ? », CQFD n° 174, mars 2019.
Cet article a été publié dans
CQFD n°176 (mai 2019)
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Paru dans CQFD n°176 (mai 2019)
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Illustré par Patrick Cockpit
Mis en ligne le 01.07.2019
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