« Le moment où jamais » ?

En Algérie, la révolution patiente

Quelques grandes têtes sont tombées, mais le « système » algérien s’accroche. Alors, malgré le départ de Bouteflika et l’annonce d’élections en juillet, les rues ne désemplissent pas, portées par l’espoir que le surgissement du 22 février mène à de véritables changements.
Photo Nadjib Bouznad

« Quand ça s’installe dans la durée, les médias s’ennuient. » Voilà ce qu’a répondu Hacen Ouali, journaliste à El Watan, quand nous lui avons demandé pourquoi l’Algérie avait quasiment disparu des radars médiatiques français. Alors, quoi de neuf depuis notre dossier du mois dernier ?

Résumons rapidement les événements d’avril : déjà, Boutef’ a démissionné. Puis il y a eu des limogeages en série chez les oligarques : comme d’autres, Abdelmoumen Ould Kaddour, le patron de la Sonatrach (pétrole), et Issad Rebrab, celui de Cévital (agro-alimentaire) ont perdu leur poste et été mis en examen. La justice a également commencé à poursuivre des hommes politiques : entre autres, l’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia et l’actuel ministre des finances Mohamed Loukal ont été convoqués au tribunal. De gros poissons bien visibles, bien corrompus.

À la tête de l’État, le Président par intérim, Abdelkader Bensalah, reste muet ; le nouveau chef du gouvernement aussi. Leurs ministres ne se déplacent plus, de peur de se faire lyncher. On n’entend plus qu’Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major de l’armée, nouvel homme fort du pays. Figure du « système » depuis des années, il est devenu, à 79 ans, la cible favorite de la colère populaire.

« On a le temps »

Car les manifs continuent. Au moins tous les vendredis, d’autres jours aussi, parfois. Et de ce que l’on en sait, il y a toujours autant de monde dans la rue, même si après l’accalmie répressive du mois de mars, le pouvoir a commencé à renouer avec ses vieilles habitudes. La présence policière à l’entrée d’Alger, dans le but de bloquer l’afflux de manifestants venus d’autres villes, l’usage de gaz lacrymogènes et d’autres armes particulièrement plaisantes comme un innovant « canon à son » (utilisé un mardi pendant une manifestation d’étudiants) et quelques arrestations arbitraires (majoritairement des jeunes des quartiers populaires – original) ont tout de même pu refroidir les protestataires. Une affaire a particulièrement marqué les esprits : début avril, quatre jeunes militantes ont été dénudées puis fouillées par une policière lors d’une garde à vue à Alger. La pratique a rappelé à beaucoup la nature autoritaire et répressive du régime.

Mais tous nos contacts disent la même chose : la foule est toujours là, et toujours aussi unie. Avec « la même vigueur et la même ampleur », selon Hacen Ouali. « On a le temps », disent les manifestants, pas dupes des manœuvres spectaculaires du pouvoir. D’après le journaliste, Ahmed Gaïd Salah veut se légitimer en éliminant quelques têtes d’affiche. « Mais personne ne veut que le système qui a produit cette corruption soit le juge. La rue demande le départ de ces corrompus, mais surtout leur jugement une fois qu’une justice indépendante aura été mise en place. »

« Et maintenant, que faire ? »

Les élections prévues le 4 juillet prochain semblent impossibles à organiser sérieusement. Déjà, des juges et des maires ont annoncé refuser de les encadrer. Aucun candidat crédible ne s’est déclaré et l’opposition ne s’organise pas. Le 22 avril, une conférence de consultation avec les différents partis a été organisée à l’initiative d’Abdelkader Bensalah, président par intérim. La grande majorité n’y est pas allée et Bensalah lui-même a fini par les imiter. Ambiance.

Une des solutions avancées serait la mise en place d’un gouvernement de transition réellement neuf et indépendant, ce qui suppose que l’armée sorte de la voie « constitutionnaliste » et annule les élections. Puisque tout se décide au jour le jour, tout est possible : « Salah fait un discours, attend la réaction de la rue puis révise son discours », observe Hacen Ouali.

Étudiants à Béjaïa et membres d’une association politique d’extrême-gauche, Massi et Houda soulignent la difficulté de passer à l’auto-organisation. Tout de même, des comités s’organisent dans les universités, et l’UGTA, le principal syndicat du pays, est en proie à des luttes internes. Son secrétaire général Abdelmadjid Sidi-Saïd est de plus en plus critiqué pour sa proximité avec le pouvoir et certaines sections se sont démarquées de la centrale. Des manifestations ont été organisées par une partie de la base pour « libérer » le syndicat. Puis, devant le siège national à Alger, des partisans de Sidi-Saïd ont même attaqué leurs opposants. Ambiance (bis).

Aux yeux de Hacen Ouali, la « matérialisation de l’insurrection » est compliquée. « Je n’ai pas l’impression que les manifestants doutent mais il y a une question lancinante  : maintenant, que faire  ? » Le ramadan commençant le 5 ou le 6 mai, le pouvoir mise sur un essouflement. Mais pour Hacen, « ça ne va pas changer grand chose. Ça peut aussi permettre d’inventer d’autres formes, des rassemblements nocturnes par exemple. Les gens parlent d’être encore dans les rues aux mois de juillet, d’août, alors bon... Il y a une très forte conscience du moment historique que l’on vit, c’est le moment ou jamais de vraiment passer à autre chose. »

Margaux Wartelle

« Les femmes ont toujours été présentes dans les mouvements de protestation »

Militante démocrate et féministe algérienne pro-laïcité, Aouicha Aoumrane Bekhti répond ici à trois questions sur la place des femmes dans la contestation actuelle et, plus largement, dans la société algérienne. Entretien express.

De nombreuses femmes participent aux manifestations entamées le 22 février. Cette présence est-elle un phénomène nouveau ?

« Non. Déjà, pendant les années de sang, les femmes étaient en tête des grandes manifestations contre l’islamisme et le terrorisme. Elles ont toujours été présentes dans les mouvements de protestation, que ce soit pour la cause des femmes ou d’autres problèmes de ce pays. Aujourd’hui, nous nous sentons pleinement les héritières de nos aînées qui ont libéré l’Algérie. Elles ont brisé les chaînes d’un patriarcat des plus archaïques et se sont libérées en libérant le pays du colonialisme le plus abject – et de ce fait ont aussi libéré toutes les générations à venir. Nous n’avons donc pas le droit d’accepter l’aliénation. »

Durant la décennie noire, les femmes ont été particulièrement ciblées. Que sont devenues ces femmes victimes des violences terroristes ?

« Les femmes ont été considérées comme un butin de guerre, beaucoup ont été assassinées sauvagement. D’autres se sont retrouvées enceintes suite à des viols collectifs. Elles n’ont pu avorter à temps et beaucoup ont été rejetées par leur famille. Elles sont longtemps restées ignorées, mais désormais, deux décennies plus tard, on leur reconnaît enfin le statut de victimes du terrorisme. »

Qu’est-ce que les femmes peuvent espérer du mouvement actuel en termes d’acquis et de droits civiques, dans une Algérie où elles restent légalement sous tutelle masculine alors qu’elles sont sur-représentées parmi les diplômés du pays ?

« Ce que nous espérons en tant qu’Algériennes et femmes, c’est arriver à une république réellement démocratique et sociale, où la citoyenneté serait le dénominateur commun. Mais ce mouvement a déjà produit des acquis, après des années de régression résultant d’un discours réactionnaire intégriste. Notre présence dans la rue auprès du reste des Algériens fait avancer la société et beaucoup d’hommes portent avec nous des revendications d’égalité. Nous avons vu des scènes, inimaginables il y a quelques semaines, qui sont maintenant devenues familières, comme ces femmes qui dansent dans la rue en présence d’hommes. Avant, elles auraient été lynchées. La lutte continue. »

Propos recueillis par Keltoum Staali
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