Le pharmacien malgré lui

Lorsqu’on s’intéresse sur une longue période au noble métier de préparateur et vendeur de remèdes, on est forcément frappé par l’esprit mercantile qui l’a presque toujours animé. Certes, l’origine grecque de la pharmacie (pharmakon) nous entraîne plutôt du côté des empoisonneurs professionnels, mais l’origine latine (apothecarius) a installé, dès le Moyen Âge, le spécialiste en potions roboratives derrière l’étal de sa boutique, élément essentiel distinguant le commerçant sérieux du charlatan de passage. Tandis que l’alchimiste1 poursuivait sa quête de la pierre philosophale (et tombait par hasard, tel Paracelse, sur de vraies médications à base de métaux lourds), l’apothicaire rejoignait la corporation des épiciers faisant commerce des « espèces » tant aromatiques que médicinales. Parallèlement, les monastères avaient constitué des apothicaireries qui vendaient sur les marchés des préparations à base de plantes et d’eau bénite. Mais le Magnum Opus, le Grand œuvre ou panacée des panacées, derrière lequel couraient tous les apprentis, était la formule de la thériaque. Ce contrepoison, à l’origine, était composé de plusieurs dizaines d’ingrédients (de la poudre de vipère au bitume de Judée) pour plus d’une centaine d’indications thérapeutiques, dont les morsures de chiens enragés et les idées démoniaques (à condition de l’agrémenter d’un petit vin de Malaga). Du fait de nombreuses fraudes et contrefaçons, la préparation de la thériaque se fit en public à partir du milieu du XVIIe siècle. Mais il fallut attendre la création du Collège de pharmacie de Paris, à l’aube de la Révolution, pour que le commerce de l’épicerie soit officiellement séparé de l’exercice de la pharmacie et que les pommades potentialisatrices de l’érection pénienne concoctées par l’abbé Machin soient réservées à un usage strictement monastique. Cela étant, l’activité d’apothicaire resta à un stade artisanal pendant encore quelques décennies.

Au milieu du XIXe siècle, l’affaire se mondialisa en même temps que se développaient les grandes multinationales européennes et américaines de l’industrie chimique. En France, exception culturelle oblige, les laboratoires pharmaceutiques sont longtemps restés indépendants et de taille modeste (comme Fabre ou le désormais fameux Servier). Ils ont pu, toutefois, bénéficier du soutien sans faille d’un homme clé : Louis Vidal. Ni médecin ni pharmacien mais infatigable VRP des laboratoires du médicament, il a posé, avant 1914, le cadre de l’information pharmaceutique auprès des médecins, lequel sera à l’origine des dérives actuelles. Avec la fondation de l’Office de vulgarisation pharmaceutique en 1927, il diffusa abondamment son fameux dictionnaire des spécialités pharmaceutiques, le Vidal, placé chez tous les toubibs par une armée de visiteurs médicaux, eux-mêmes stipendiés par les principales firmes du médoc.

Tout cela ne serait pas si grave si les autorités de régulation faisaient passer les intérêts de santé publique avant les intérêts industriels. On a vu, avec le récent scandale du Médiator et les nombreux conflits d’intérêts agitant l’Afssaps et le ministère de la Santé, que c’était loin d’être le cas. Mais ce n’est rien comparé avec ce que nous prépare l’Agence européenne du médicament (EMA), appelée à devenir la seule instance de contrôle pour tous les pays membres de l’UE. Dans l’imbroglio technocratique bruxellois, l’EMA est directement rattachée à la direction générale « entreprise et industrie » de la Commission européenne. On pourrait penser qu’il serait plus sage qu’elle dépende de celle s’occupant de la santé des consommateurs. Cependant, au vu des propositions qu’elle formule, on comprend mieux : moins d’exigences dans la « gestion du risque » avant la commercialisation d’un médicament afin de permettre un « retour sur investissement » plus rapide, légalisation de la vente de médicaments sans efficacité, suivi du médicament confié aux seules sociétés pharmaceutiques. Pharmacie, du grec pharmakon, remède ou poison...


1 Lire les tribulations de Zénon Ligre, philosophe, médecin et alchimiste en proie à l’Inquisition, dans L’Œuvre au noir, passionnant roman historique de Marguerite Yourcenar.

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Paru dans CQFD n°86 (février 2011)
Dans la rubrique Les vieux dossiers

Par Iffik Le Guen
Mis en ligne le 07.03.2011