Dossier « Quand la musique cogne »
Le cri primaire de la wah-wah
« Don’t call me nigger, whitey ! Don’t call me whitey, nigger ! » Quand Sly and The Family scande son refrain en 1969, le pied du guitariste Freddie Stone écrase en rythme la pédale wah-wah. Dilaté et compacté, le son de la guitare perd de sa cohérence mécanique. Il fluctue entre des tonalités tour à tour assourdies et exacerbées. Fait écho aux voix humaines. Se fond en elles. Se glisse dans le nerf à vif des babillages, reprend la mise en garde : « Me traite pas de négro, blanc-bec ! Me traite pas de blanc-bec, négro ! » Mais le chant prônant la paix raciale est une prière sèche. Stérile. Le 1er janvier 1970, Jimi Hendrix réveillonne avec son Band of Gypsys sur les planches du Fillmore East à New York. Avant d’envoyer ses doigts araignées sur le manche de sa Stratocaster, il présente son Voodoo Child comme l’hymne national des Black Panthers. Boostée à la pédale fuzz et au raclement de la « cocotte » – les cordes sont grattées et étouffées à la fois –, la wah a tout de l’embuscade féline. Sauvagement épelées, les notes fusent comme des claquements de fouet – ou de langue. Le solo qui suivra usera toutes les tessitures de la wah : pédale ouverte, le son est comprimé ; pédale fermée, il est éventré. Le vaudou de Jimi est à chercher du côté du delta du Mississipi, de ces terres à coton où des mains noires bouffées de crevasses firent jaillir les premiers blues.
En 1969, le guitariste Luther Allison propose Love Me Mama : compil de vieux standards du blues, passés au filtre désinhibiteur de la wah. Popularisé par l’harmoniciste Sonny Boy Williamson, Help Me est une supplique adressée à la femme aimée. À moins que ce ne soit le chant du cygne d’un camé à l’héroïne ou au whisky de contrebande. On n’est jamais sûr de rien avec les métaphores des bluesmen. Tandis que la basse invite à la transe, la wah lâche les bulles d’un condamné à la noyade. Gémissements en manque d’air. « You got to help me darlin’, I can’t do it all by myself. » Le guitariste Charles « Skip » Pitts est en studio en 1971. Avec d’autres musiciens, Funky Skip échafaude la B.O de Shaft, pépite de la blaxploitation, sous la houlette de Isaac Hayes. Il s’agit de trouver le bon tempo pour coller à la démarche du flic déambulant dans les rues de Harlem. Skip teste sa wah pedal : la main droite gifle les cordes, la gauche les bloque ; sous le talon, la pédale contient l’implosion urbaine. Scotché, Hayes bondit : « Continue à jouer ça ! Continue à jouer ce riff ! » Ségrégation, drogue : Curtis Mayfield n’a cessé de dénoncer les fléaux décimant la communauté noire. En contrefort de sa voix cristalline, la wah a fait office de frangine à la fois taquine et complice. L’album There’s no place like America today (1975) s’ouvre par « Billy Jack », complainte sociale brodée sur une mort violente et forcément prématurée. La wah est là d’entrée qui retient ses sanglots avant de les lâcher par salves. On dirait des cris avortés. Une douleur primaire ressuscitée et qui s’adresse à tous.
Bien plus tard, en 2005, la boucle sera bouclée grâce aux feulements de la Franco-Béninoise Mina Agossi. Malaxant et torturant ses cordes vocales, elle régurgitera les fulgurances psychédéliques de la wah lors d’un Voodoo Child réinscrit dans son terreau africain. Résonances d’un tribalisme toujours fécond. Cry baby.
Cet article a été publié dans
CQFD n°150 (janvier 2017)
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Paru dans CQFD n°150 (janvier 2017)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 25.09.2019
Dans CQFD n°150 (janvier 2017)
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