Casseroles versus pacos

Le Chili en première ligne

« On s’est réveillés en plein milieu d’un cauchemar militarisé. » C’est ainsi qu’une manifestante décrit l’embrasement vécu par le Chili à partir du 18 octobre dernier. Longtemps qualifié d’oasis de stabilité néolibérale, le pays veut en finir avec l’héritage encombrant de la dictature du général Pinochet.
Photo Daniela León

Tout n’a pas démarré en octobre. La contestation antigouvernementale actuelle trouve son origine dans le mouvement lycéen mobilisé depuis des années contre les réformes dans l’éducation et, plus récemment, contre le projet de loi « aula segura » pour la « sécurité dans les salles de classe ». Ce texte donne le droit aux proviseurs d’expulser sur-le-champ les élèves impliqués dans des actes de « violence », champ élargi au point d’inclure le simple fait de manifester. Un mois après la rentrée scolaire, début mars 2019, les lycéen.nes s’y étaient opposées en descendant dans la rue. Ils avaient été réprimés par les pacos1, ces derniers séquestrant des élèves dans leurs établissements tout en les inondant de gaz lacrymogène. La mobilisation a repris en septembre et la répression s’est intensifiée, jusqu’à l’humiliation de jeunes filles forcées à se dénuder dans des commissariats.

Le 18 octobre, jour de l’annonce de la hausse de 30 pesos du ticket de transport scolaire, les lycéen.nes ont décidé de généraliser des opérations d’auto-réduction du métro. Si les forces de police de Santiago s’y sont massées pour empêcher la fraude massive des transports, une vingtaine de stations ont été incendiées le soir même. Des supermarchés ont aussi été saccagés sous les yeux de pacos étonnamment immobiles. Certains ont dénoncé un « coup monté » du gouvernement, visant à justifier l’intervention des militaires en « défense des intérêts de la nation face à la violence ». De tels montages policiers ont déjà été utilisés dans le passé pour justifier le massacre d’Indiens mapuches.

« Ce n’est pas une histoire de 30 pesos, ce sont trente ans »

Déçue par les différents gouvernements qui se sont succédé la fin de la dictature Pinochet, il y a trois décennies, la population chilienne rejette en masse le système de retraite géré par des fonds de pension et la privatisation à outrance de tous les services vitaux – à commencer par l’eau. En réponse, la « grande manifestation » du vendredi 19 octobre s’est déployée de la Plaza Italia – grand carrefour du centre-ville de Santiago, lieu de vie nocturne et de mixité sociale – à La Moneda, le palais présidentiel, rassemblant deux millions de personnes2. Pour exiger la dignité, des familles avec des enfants, des étudiants, des retraités ont envahi l’Alameda, l’avenue centrale de Santiago, dans un gigantesque concert de casseroles (cacerolazo).

Si la hausse du ticket a été annulée, la rue ne s’est pas vidée pour autant. Le président Sebastián Piñera a alors décidé de promulguer l’état d’urgence sans passer par l’approbation du Congrès, tout en affirmant avec emphase : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite. » Le soir même, le couvre-feu était mis en place à 20 h, moment exact où la chanson « El derecho de vivir en paz » (« Le droit de vivre en paix ») de Victor Jara3 était entonnée à l’unisson dans les rues sur fond de cacerolazo.

Si l’état d’urgence a été levé au bout de trois jours face à la pression de la rue, le bilan est terrible : 20 morts et une centaine d’éborgné.es par balles de caoutchouc, tirées par les pacos à bout portant. Des ministres ont sauté et quelques promesses ont été faites, mais la rue n’a pas désempli jusqu’au jour où ces lignes sont écrites.

C’est au bout de deux semaines que la revendication pour davantage d’égalité et pour un changement de Constitution est devenue prioritaire. La Constitution actuelle, héritée de l’ère Pinochet et rédigée par des Chicago boys4 conformément à la doxa néolibérale, met l’État au service des intérêts économiques privés et de la finance. Alors que l’Assemblée pour l’unité sociale, qui regroupe des étudiants et des travailleurs, exigeait la réunion d’une Assemblée constituante avec la participation citoyenne de tous les secteurs de la société, un accord a été conclu le 15 novembre au Congrès pour organiser un référendum en avril 2020.

Dans un pays terrifié par la perspective de revivre le coup d’État de 1973, la créativité l’emporte sur la peur. La génération actuelle a grandi sous la « démocratie », mais est laissée pour compte par le système. Ce sont les rejetons d’une classe moyenne endettée à vie qui forment la « première ligne » des cortèges. À leurs côtés, sortis des centres d’accueil où ils étaient confinés, on retrouve les enfants du Sename. Ce service national de protection de l’enfance avait été éclaboussé en 2016 par un scandale retentissant : la mise au jour de plus d’un millier de décès suspects ces dix dernières années, d’un réseau de prostitution et de trafics d’organes.

Photo Daniela León
La « première ligne » défend le droit de manifester

Après un mois de mobilisation quotidienne sur les places des villes chiliennes, les manifestants organisent leur autodéfense avec une « première ligne » au front contre la police. Des jeunes à capuche équipés de boucliers de fortune sont suivis d’une ligne de lanceurs de pierres. Viennent ensuite les équipes de secouristes et, pour clore la marche, des manifestants tapant sur des casseroles avec des cuillères en bois. De maigres armes face à l’arsenal des pacos et leur mépris évident du droit de manifester. Ces chiens de garde du milliardaire Piñera sont bien mieux lotis que l’immense majorité des travailleurs chiliens : ils bénéficient, eux, d’un meilleur système de santé, de bonnes retraites et de primes diverses.

En l’espace de quelques semaines, le Chili est devenu un vaste terrain d’expérimentation de la répression. Les pacos pénètrent partout – hôpitaux, maisons, écoles, wagons du métro – en toute impunité, tandis que des hommes, des femmes et des adolescentes sont victimes d’agressions sexuelles lors de leurs arrestations, que des handicapé.es sont privé.es de leurs chaises roulantes et que des personnes âgées sont tabassées.

Piñera a fait quelques concessions sous la pression de plusieurs rapports de l’ONG Human Rights Watch, qui soulignaient « le recours à la force excessive » durant les manifestations. Mais d’un revers de la main, il a balayé celui d’Amnesty International, qui parle d’une « politique de brutalité délibérée » et de « violations généralisées des droits de l’Homme ». « Tous ceux qui croient dans la paix doivent arrêter la délinquance organisée ; aujourd’hui plus que jamais les carabiniers et les forces armées doivent protéger l’ordre public », a-t-il déclaré.

Chaque semaine, le président propose de nouvelles mesures pour faire régner l’ordre : des projets de loi au Congrès (contre les barricades, contre les cagoules, etc.), un nouveau service de renseignement inspiré de celui qui existait sous Pinochet, le recrutement de 4 000 pacos supplémentaires, la possibilité de faire intervenir l’armée en ne passant ni par la case état d’urgence ni par l’approbation du Congrès... Une longue litanie répressive.

« La violence détruit notre économie »

La manipulation du « trauma historique du Chili » – le coup d’État de Pinochet – est l’arme principale du gouvernement. Mais si les intimidantes méthodes de répression et de terreur sont de retour, elles sont plus difficilement dissimulables en raison de la diffusion massive des images de brutalité sur les réseaux sociaux. Et ce en dépit des tentatives gouvernementales de minimiser le nombre de morts, discréditer les victimes et camoufler la disparition forcée de dizaines de personnes. Dénonçant la complicité de médias gavés à l’info-spectacle et multipliant les gros plans sur les saccages, une presse indépendante se développe tant bien que mal. Face aux pacos ivres de haine, la solidarité se maintient et la rue résiste.

Cette révolte laisse les partis politiques en dehors du jeu, en mettant en avant une « chilénité » (chilenidad) retrouvée et réinventée, après des décennies d’anesthésie causée par les mirages du néolibéralisme. Lors d’assemblées quotidiennes qui se tiennent partout, un programme se dessine : reconstruire un système plus juste et solidaire. Nous sommes toutes et tous en première ligne !

Cosa Rara

Plus d’informations (en espagnol) sur : Prensa Opal Chile, Piensa Prensa, Chile despertó ou Nuestro canto.


1 Sobriquet largement partagé pour désigner les « carabineros » : agents de police et CRS.

2 Le Chili compte 18 millions d’habitants.

3 Célèbre chanteur engagé, assassiné dans les jours qui ont suivi le coup d’État du 11 septembre 1973.

4 Groupe d’économistes chiliens formés à l’université de Chicago par les théoriciens du néo-libéralisme et qui ont soutenu la dictature de Pinochet.

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