Cap sur l’utopie

La réimagination au pouvoir

Ernest Cœurderoy (1825-1862) est l’un des rares trublions utopistes avec Joseph Déjacque et bien entendu Charles Fourier à avoir réellement préconisé de tout-tout-tout jeter à bas pour tout-tout-tout réinventer au départ des subjectivités débobinées. Mais l’on désespérait de pouvoir découvrir dans sa totalité son brûlot capital Jours d’exil (1854) que les petits Suisses des éditions Héros-Limite ont osé rééditer malgré sa corpulence (924 pages !) et son extraordinaire virulence.

L’objectif premier, s’écrie Cœurderoy, c’est de « démolir l’autorité » en s’alliant aux « victimes de l’iniquité des puissants » ne filant pas doux, aux insurgés de toute farine.

L’objectif second, continue le pamphlétaire, c’est que « chacun puisse régler sa vie sur ses désirs de félicité » – (« Par la jouissance, l’homme centuplera les forces et les tendances qui sont en lui. ») Et qu’il « ait le droit de maintenir son opinion contre tous » – (« Que chacun combatte pour sa propre cause et personne n’aura plus besoin d’être représenté. ») Ce qui n’est pas qu’un vœu pieux. Le bouillant Ernest propose une recréation libertaire catégorique de l’information : « Aux premiers beaux jours de la liberté, les journaux pousseront tous à la fois comme chiendent en bonne terre, traceront, envahiront et finiront par étouffer leur père, le JOURNALISME. Alors, sur chaque question, tout individu pourra donner son avis, le faire tirer à des milliers d’exemplaires et le répandre en public. »

Mais ce n’est là qu’un début, l’auteur de Jours d’exil appelle à une Révolution dans l’homme et dans la société (c’est le titre d’un de ses manifestes-clés) mettant la liberté sans freins, la folle audace et l’esprit de fantaisie aux postes de commande. Pour le docteur Cœurderoy, en effet, sur les ruines du vieux monde cupide, il y aura lieu de tout réimaginer.

Réimaginer l’identité : » Votre nom doit varier suivant l’âge, le lieu, le temps et les événements. Aux uns, il suffira d’un nom pour toute leur vie, les autres en useront autant que de chemises. »

Réimaginer l’élégance : « En ces temps de liberté, de grâce, de bonheur et de fête, chacun choisira son costume dans l’étoffe et la couleur qui lui plairont davantage. Les tailleurs seront quelquefois consultés, rarement obéis. Alors chacun étant différent de tous, l’originalité des costumes ne sera plus un ridicule. »

Réimaginer l’écriture : « Je me mets au-dessus des règles de style, de ponctuation et d’orthographe que voudrait m’imposer l’usage. Ce sont là encore des entraves, des bâillons qui paralysent mes allures libres, ma libre diction. »

Et réimaginer l’urbanisme : « Les habitations des hommes sont disposées en cercles, en croissants, en squares, en corbeilles de plantes, en ermitages, au hasard et au cordeau. »

Et le climat qu’on « appropriera aux attractions et à la santé des hommes ».

Et la villégiature : « On est chez soi partout. Le train de plaisir devient une réalité. On part à son heure, on s’arrête à son gré. Les convois sont fournis de toutes les commodités, de tous les luxes, de tous les divertissements désirables. Beaucoup ne connaissent plus d’autre patrie. »

Et l’amour : « On reste ensemble tant que l’on se convient, éternellement si l’on veut, on a plusieurs hommes ou plusieurs femmes si l’on s’en sent le courage ; on alterne, on varie. »

Un programme minimum tonifiant à suggérer aux assemblées d’autogestion généralisée qui se profilent.

Noël Godin
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