Antibistrots

La pepie aux Terrasses

Sur le papier, l’idée semblait bonne : partir en quête d’agapes alcoolisées dans le plus grand centre commercial du centre de Marseille, les terrifiantes Terrasses du Port. Résultat : une expédition désastreuse…

Lendemain de bataille. Une perceuse dans la tête, je consulte mes notes pour mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Pas facile. Plutôt précises et détaillées au début, elles se font lapidaires sur la fin, parfois incompréhensibles. «  Enfoiré de serveur breton qui parle italien  », indique ainsi un gribouillis maladroit. Plus loin  : «  Impression que la conspiration bretonne prend place ici. Les terroristes, c’est eux.  » Hum.

Il faut dire qu’au moment de rédiger ces hiéroglyphes, j’étais à la toute dernière étape de mon périple éthylique en terre shopping, dans un lieu étrange baptisé L’Ambassade de Bretagne, avec Manau en fond sonore, des bols à cidre ridicules et un pastis breton abominable. J’étais également largement rétamé, preuve de mon implication dans le sujet traité. Cerise sur le chouchen, j’en avais méchamment ras la casquette des galeries aseptisées que je venais d’arpenter de longues heures. Ce sont donc les Bretons qui ont pris. Mes excuses au peuple kenavo, victime expiatoire du journalisme d’investigation. Bref.

Rembobinons. Au départ, l’idée était simple : puisque les camarades de CQFD se focalisaient sur de sympathiques troquets à l’ancienne, il me semblait intéressant de scruter l’envers du décor, ces antibistrots où l’on ne met jamais les pieds. Cela aurait pu être les bars lounge du quartier de l’Opéra, ou bien les brasseries à touristes du Vieux-Port, mais j’ai finalement opté pour les Terrasses du Port. Ce centre commercial de 230 000 m2 situé à la Joliette et ouvert en 2014 cumule tous les super-adjectifs en la matière, drainant 15 millions de visiteurs par an1. Un décor suffisamment monstrueux pour mériter une expédition, pensais-je naïvement. Dont acte, détaillé ci-dessous.

Photo Pierre-Yves Marzin, bar Le Royal, Brest, 2008.

13h23 / Après une fouille par un vigile désagréable, me voilà à l’intérieur. C’est samedi, il y a foule et elle n’est pas là pour rigoler. Un peu paumé, j’arpente les divers étages dégueulant de marchandises et de vitrines criardes. C’est l’émeute à Zara, la folie à H&M. Pressés, déterminés, les gens semblent dotés de GPS inconnus de moi. Je tourne en rond.

14h22 / Désireux de commencer le marathon de manière light, j’opte pour le dernier étage, lequel offre une vue sur la mer. Je m’installe en terrasse Chez Le Roy René, immense bar-restaurant de fruits de mer où se presse une foule diverse : des jeunes, des vieux, des familles. Mon pastis à 3 euros 50 à la main, j’observe les environs, pépouze. À la table voisine, un couple semble discuter de vive voix. Que nenni, chacun entretient une conversation différente sur son smartphone. «  J’ai pris un Schweppes », dit la femme. « T’inquiètes, l’OM monte en puissance », répond l’homme. Ok. Je me tourne vers ma voisine de gauche. Une vieille dame, qui vient d’Antibes, n’aime pas du tout le centre commercial mais a rendez-vous ici avec son fils. Elle adore la chanson française, a rencontré Annie Cordy, pétille de joie de vivre malgré une grave maladie. De l’humanité, ici ? Chouette. On trinque.

15h30 / Je redescends par les escalators, passe devant le Beauty Bar One. Bien décidé à m’accouder au comptoir, où traînassent quelques jeunes filles, je subis leurs lazzis : « Non, on ne sert pas d’alcool, nous on fait les manucures. » Rude.

15h44 / Au rez-de-chaussée, Le Beefhouse. Un lieu cher, au décor fonctionnel peu engageant, ainsi résumé par la marque : « une atmosphère de steak house new-yorkais où le street-art se mêle à la découverte de viandes succulentes. » Hin. Le verre de rosé commandé arrive dans un verre en plastique. Quatre euros, goût métallique. Cul sec, fuite.

16h33 / Trois CRS en goguette refusent de me renseigner sur leur quotidien. Et non, ils ne connaissent pas de bars sympas ici. « Veuillez circuler, Monsieur. » Dépité, je file à l’immense Monoprix m’acheter une flasque de rhum ambré. 20 cl, 3,70 euros, enfin un prix raisonnable.

16h55 / Queue impressionnante devant le Starbuck. Stoïque, je m’y insère. Deux jeunes se montrent des photos de frappucinos sur leurs smartphones. Angoisse, plongée sur la flasque. Quand arrive mon tour, je tente le coup : « Vous servez de l’alcool ? » Le serveur rigole. J’opte pour l’expresso. Allongé au rhum ambré, il a bien meilleur goût, fait presque oublier le décor aseptisé où s’entassent des cohortes de ravis de la crèche caféinée.

17h35 / Au Barbarac, niveau 2, comptoir bondé étalé sur l’allée centrale, même désillusion. Pas d’alcool, mais des glaces et des smoothies hors de prix en veux-tu-en-voilà. Le shopping serait-il incompatible avec l’éthylisme ? Flasque again.

18h22 / Après avoir hanté les sous-sols du centre-commercial, parkings et salles de gym, je remonte au deuxième étage. Voilà le Chi Va Piano, resto-bar au décor italien cheapos. Il y a du monde, mais les clients tournent quasiment exclusivement au coca. Ce que confirme le barman, qui vit à La Plaine et comprend mon étonnement : « Quand je reviens dans mon quartier le soir, c’est plutôt ceux qui boivent du Coca qui détonnent. » Je m’installe. À côté de moi, quelques jeunes causent technologie – « De base, je suis plus Samsung », dit l’un. « Ouais mais ça dépend de la taille. » D’une traite, j’engloutis mon pastis.

19h27 / Changement de fusil d’épaule. Direction les Docks, juste en face. Une gigantesque allée cosy bourrée de boutiques pseudo-bio, de galeries d’art et de quelques cafés. Je m’arrête à l’Histoire Belge, pour une bière à 3,80 euros, et note qu’un concert de Guns N’ Roses est diffusé sur l’écran géant. Bon point pour eux. Le seul.

20h15 / Pause flasque à la galerie Vernay, laquelle expose des tableaux qu’on ne peut voir qu’à travers l’écran d’un I-Phone (sinon ils sont flous). Un mec à côté de moi, cheveux blancs et gueule confite : « Vraiment génial, ils ont exactement compris comment refléter notre monde, incroyable. » La flasque en prend un coup.

20h34 / Une clope dehors, où traînassent trois témoins de Jéhovah. Je lance la discussion : « Alors, les gars, ça fait quoi d’être les champions du monde de la porte claquée au nez ? » Ils tentent d’éviter le bavardage, me renvoient à Pierre, verset 18, et refusent toute gorgée de rhum ambré malgré mon insistance. Puis ils fuient en remballant leur barda. Victoire.

21h06 / Je retourne à l’intérieur en titubant, me cogne dans quelques badauds, atterrit dans une brasserie moche pour un demi express, puis je tourbillonne derechef dans ce flipper humain, qui m’envoie à l’Ambassade de Bretagne. La suite, on la connaît, notamment la mise à jour du complot sis en ce lieu.

22h12 / Alors que je gribouille sur mon carnet en grinçant des dents, le serveur s’adresse à moi. « Monsieur, si vous ne consommez pas d’autre verre, il va falloir partir. » Je rempile. Foutu complot breton.


1 En passant, notons qu’il existe un Conseil national des centres commerciaux et qu’en 2015 ce dernier a décerné aux Terrasses du Port le prix de la « meilleure création d’un centre commercial ». Balèze.

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1 commentaire
  • 27 août 2017, 07:48

    bonheur du matin ce papier ! proposition pour une prochaine expé : perrier/prado et leurs bistrots guillerets... bon il me faut un rhum ambré. vite.

Paru dans CQFD n°148 (novembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier

Par Émilien Bernard
Illustré par Pierre-Yves Marzin/Riva Press.

Mis en ligne le 21.08.2017