Islamophobie d’État
La nouvelle « chasse aux sorcières »
« Laissez-nous jouer ! » Le 9 février dernier, les Hijabeuses, un collectif de footballeuses exclues des compétitions officielles parce qu’elles portent le voile, avaient prévu d’organiser un match de foot près de l’Assemblée nationale. Le but : alerter sur un amendement de la – mal nommée – proposition de loi visant à « démocratiser le sport », qui prévoit d’étendre l’interdiction du port du voile à toutes les compétitions sportives1. Mais la veille de l’événement, le préfet de police de Paris, Didier Lallement, interdit le rassemblement pourtant dûment déclaré quelques jours plus tôt.
Les motifs mentionnés dans l’arrêté sont proprement ébouriffants : le préfet invoque pêle-mêle les luttes des femmes contre le port du voile en Iran et en Afghanistan, les menaces de mort reçues par la présentatrice de l’émission « Zone interdite » sur M6 suite à la diffusion d’un reportage sur Roubaix, ou encore les risques d’irruption de groupes « hostiles à la cause défendue » qui voudraient « en découdre » avec les participantes. Pour enfin se faire le défenseur de « l’égalité entre les femmes et les hommes et [de l’] émancipation contre toute forme de patriarcat, notamment religieux2 ». Didier Lallement comme fer de lance du combat féministe : on croit rêver.
Atterré, le collectif saisit en urgence le tribunal administratif qui lui donne finalement raison… peu après l’heure du rassemblement. Pourtant abusif, l’arrêté a rempli sa mission : empêcher l’action d’avoir lieu.
Cet épisode aurait trouvé toute sa place dans le deuxième rapport de l’Observatoire des libertés associatives, publié le 1er février dernier et intitulé « Une nouvelle chasse aux sorcières »3. Fruit de la collaboration de militants associatifs et de chercheurs en sciences sociales, ce travail s’appuie sur l’analyse de vingt cas d’associations accusées de « communautarisme », d’ » atteintes à la laïcité » ou d’ » accointance avec des extrémistes » dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Dissolution d’associations, coupure de subventions, disqualifications publiques : le rapport montre la panoplie d’outils utilisés par les pouvoirs publics pour sanctionner des associations parfaitement légales. Il revient en détail sur la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), survenue fin 2020, ou encore sur les coupures de subventions ayant touché des associations de quartiers et des centres sociaux à Roubaix (Nord) ou à Bergerac (Dordogne). Mais ce sont aussi tout particulièrement les femmes qui sont visées, à travers la question du voile.
Au fil des pages, on croise par exemple l’association féministe Lallab qui, en août 2017, a fait l’objet d’une polémique nationale suite à la mise en ligne sur le site de l’Agence du service civique de trois offres de missions pour des jeunes âgés de 16 à 25 ans. Relayées sur les réseaux sociaux, ces annonces donnent lieu à une impressionnante campagne de dénigrement impulsée par le site identitaire Fdesouche : l’association est accusée d’être un « relais des Frères musulmans », un « laboratoire de l’islamisme », etc. Plus grave, le préfet et ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, Gilles Clavreul, cofondateur du très réactionnaire « Printemps républicain », dénigre l’association comme porteuse d’un « féminisme qui justifie les violences conjugales ». Des attaques qui ne se basent en réalité sur aucun propos ni aucune action de l’association, comme le montreront plusieurs enquêtes publiées par la suite4. Mais le résultat est là : le compte de l’association auprès de l’Agence du service civique est supprimé. Et Lallab ne peut que déplorer qu’une telle campagne de harcèlement « fragilise indéniablement [ses] relations et [ses] liens avec [ses] partenaires ».
Des attaques qui ne se basent en réalité sur aucun propos ni aucune action de l’association, comme le montreront plusieurs enquêtes publiées par la suite.
Il y a aussi Alliance citoyenne, une association de défense des habitants des quartiers populaires, qui mène des campagnes à Grenoble ou Lyon pour que les femmes puissent se baigner dans les piscines municipales en maillot de bain couvrant. Fin mars 2021, Gérald Darmanin envoie un courrier à la Commission européenne pour demander l’annulation d’une subvention versée à Alliance citoyenne dans le cadre d’un regroupement d’associations de lutte contre les discriminations5. Le ministre de l’Intérieur dénonce l’objectif caché qu’il impute l’association : « Sous couvert de combattre l’“islamophobie”, […] faire pression sur les pouvoirs publics pour promouvoir, au profit des musulmans, des règles compatibles avec la charia. » Si la Commission soutient l’association dans un premier temps, les financements ont finalement été coupés.
En revenant à froid sur ces polémiques, le rapport déconstruit le vernis « scientifique » qui sert de justification à ces répressions : la thèse du continuum entre la visibilité de l’islam, la défense des droits des musulmans, la radicalisation religieuse et le terrorisme djihadiste. Dans la mesure où il s’agit, en théorie, de protéger la nation du terrorisme, la répression ne se limite plus à cibler les terroristes potentiels, mais cherche à s’attaquer au terreau, à « l’écosystème », qui le ferait naître6. Dans cette perspective, lutter contre le terrorisme revient donc à sanctionner des actions aussi banales qu’une partie de foot devant l’Assemblée nationale ou des baignades dans des piscines municipales. Et donc à étendre les cibles de la répression bien au-delà des seuls groupes violents et criminels.
Cette thèse paranoïaque et islamophobe est défendue dans l’espace public par des personnalités comme l’essayiste Mohamed Sifaoui qui, lors de son audition devant le Sénat en décembre 2019, déclare : « Il convient de ne pas dissocier le terrorisme de l’islamisme, ni de dissocier, pour la France, l’islamisme du communautarisme et le communautarisme des ghettos ethno-religieux. L’ensemble de ces éléments s’emboîtent : au début se situent les ghettos ethno-religieux, et in fine les crimes terroristes7. » Mais elle est également le fait d’universitaires comme Bernard Rougier ou Gilles Kepel qui parlent aujourd’hui de « djihad d’atmosphère » pour qualifier cette menace diffuse qui se transmettrait tel un virus dans le monde musulman. Si les répressions étudiées dans ce travail passent systématiquement par la disqualification publique et des outils de police administrative (de la dissolution d’associations à la coupure de subventions), c’est parce qu’elles n’ont en réalité aucune base légale ni judiciaire. Pour les auteurs du rapport, le constat est sans appel : « En pénalisant des associations aux pratiques légales au regard du droit en vigueur, et parfois sur des accusations aux bases factuelles incertaines, ces entraves s’avèrent dangereuses et contre-productives pour lutter contre les phénomènes terroristes. » Bafouer l’état de droit et stigmatiser tout signe d’appartenance à la religion musulmane, c’est précisément jouer le jeu des intégristes et donner du grain à moudre à leur « guerre de civilisation ». Loin de faire le lit du terrorisme, défendent les rédacteurs du rapport, ces associations en sont au contraire le meilleur rempart.
1 Jusqu’alors, l’autorisation ou non du port du voile relevait du choix de chaque fédération sportive. Et c’est toujours le cas, puisque cet amendement a finalement été rejeté lors du vote final de la loi, le 24 février 2022.
2 « La préfecture de Paris prive les Hijabeuses d’un match devant l’Assemblée », Mediapart (09/02/2022).
3 Et sous-titré « Enquête sur la répression des associations dans la cadre de la lutte contre l’islamisme ». Pour un retour sur le premier rapport de l’Observatoire des libertés associatives, lire« “Engagez-vous !” qu’ils disaient... », CQFD n° 192 (novembre 2020).
4 « Une tourmente islamophobe s’empare de l’association féministe Lallab », Mediapart (26/08/2017).
5 « Éléments de faits face aux accusations de Gérald Darmanin », site d’Alliance citoyenne (07/04/2021).
6 Pour reprendre l’image très parlante d’une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux par le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation.
7 « Sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre – Comptes rendus des auditions et travaux de la commission d’enquête », audition de M. Mohamed Sifaoui, site du Sénat (12/12/2019).
Cet article a été publié dans
CQFD n°207 (mars 2022)
Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...
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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
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Mis en ligne le 04.03.2022
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1er avril 2022, 11:27
Je réagis à votre article car je suis une femme et pour moi le voile ou toutes contraintes religieuses qui ne s’appliquent qu’aux femmes est une atteinte à leurs droits inscrits dans la constitution. Je vous rejoins néanmoins sur le fait que l’on ne tape que sur les musulmans en oubliant toutes les autres religions, ce qui est intolérable.