8 balles et un Marx
Dans les cuisines du capital
Une « diatribe caricaturale, voire nauséabonde1 ». Voilà comment l’ancien rédacteur du guide Michelin Franck Pinay-Rabaroust décrit sur son site consacré à la gastronomie le dernier bouquin des éditions Niet !, un monde sans restaurants. Et le critique d’en remettre une couche : « Le ton est partial, la philosophie s’affiche hautement marxiste. » Touché. Ou presque. Et c’est justement cette approche qui donne toute sa saveur à ce petit essai graphique du collectif Prole.info. Initialement paru aux States en 2006 sous le titre Abolish restaurants2, il raconte ces univers du point de vue de celles et ceux qui y travaillent « entre la sueur des commis et l’odeur nauséabonde qui émane de derrière le frigo ». Un prétexte pour mieux exposer comment, dans les coulisses « de la production d’un steak-frites, se dessinent les mécanismes de l’exploitation en général ».
La définition du resto par Prole.info ? Un lieu « mis en place par et pour le mouvement du capital », « un champ de bataille dans une guerre de classe mondiale ». Un ersatz d’usine dans laquelle « les employé·es sont simplement une part de [l’]investissement » d’un patron à qui ils et elles vendent leur « force de travail ». Une étuve où est appliquée une implacable « division du travail » assurant au taulier de régner en maître. Une salle des machines dans laquelle ces dernières « ne sont pas là pour rendre [le] travail plus facile », mais « pour augmenter la productivité des travailleuses et des travailleurs ». Autant de bases de la pensée marxiste rendues accessibles à coup d’humour caustique et de vignettes grinçantes.
⁂
Partant de là, on pourrait se dire que les salarié·es auraient tout à gagner à se réapproprier leur outil de travail en ouvrant, par exemple, des restaurants « sous forme de coopératives ». Las, il n’y aurait pas de quoi satisfaire davantage Prole.info, le collectif estimant qu’ils peuvent bien vendre « de la bouffe végane, végétarienne, bio “équitable” ou fournie par des agricultrices ou des agriculteurs locaux », reste que « le travail [y] est toujours aussi stressant et répétitif, seulement maintenant, les employé·es sont eux-mêmes et elles-mêmes les gérant·es ». La lutte syndicale comme ultime planche de salut ? Même pas, les syndicats étant ici « des négociateurs institutionnalisés entre la direction et les travailleurs et travailleuses ». Le livre célèbre en revanche les petits actes de sabotages du quotidien – ou comment savourer le moment où un·e client·e s’entend dire par un·e serveur·se « que la machine à café est cassée », lui évitant ainsi de préparer un cappuccino, pendant qu’un·e de ses collègues jette « une fourchette quasi neuve au lieu de [se] donner la peine de relancer le lave-vaisselle ».
Mais Prole.info l’assure : le collectif n’a rien « contre le fait de couper des légumes, laver la vaisselle, [...] ni même de servir de la nourriture ». Il a juste une dent contre « la façon dont toutes ces actions sont rassemblées […] pour être intégrées à l’économie et faire croître le capital ». Morale de l’histoire : reste plus qu’à « viser un monde sans restaurants ni travail ». Et avec ceci ?
1 « Le restaurant, un monstre capitaliste qu’il faut tuer ? », Atabula.com (25/01/2022).
2 Avant d’être traduit une première fois en français en 2012 et autodiffusé sous le titre À bas les restaurants !
Cet article a été publié dans
CQFD n°207 (mars 2022)
Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...
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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
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Mis en ligne le 11.03.2022
Dans CQFD n°207 (mars 2022)
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