La mosaïque éclatée
« Pas la peine d’être un expert pour voir que ce qui se passe en Syrie est un complot », tranche Moulay1, accoudé aux fourneaux de son snack. « Ils sont cent soixante-trois pays ligués contre le gouvernement syrien, qui leur tient tête, et j’en suis fier. » L’homme, d’origine alaouite, interrompt la minutieuse découpe d’un morceau de poulet. « Les Occidentaux rejouent avec Bachar ce qu’ils ont fait avec Saddam. Et qu’on ne vienne pas nous parler des “printemps arabes” : c’est le printemps des Européens. Depuis quand les gens se soulèvent comme ça ? C’est trop rapide et la mise en scène est mauvaise. Les Occidentaux ne parlent des Droits de l’homme que lorsque ça leur convient. » Il essuie ses mains avant de préciser : « Je ne suis pas pour Bachar, je suis pour le peuple. »
D’origine sunnite, Ahmad, penché sur sa machine à coudre, convoque l’Histoire : « Il ne faut pas oublier que depuis l’indépendance, en 1946, il ne s’est pas passé trois ans sans qu’il n’y ait des guerres ou des problèmes dans le pays : coups d’État militaires à répétition, conflit avec Israël, et aussi au Liban, en Irak… La Syrie a été pendant très longtemps un pays instable. L’alaouite Hafez-el-Assad, qui a pris le pouvoir en 1970, a tout fait pour amener la stabilité. Face à cette menace politique et religieuse, comme ce qui s’est passé à Hama2 en 1982, la dictature de Hafez-el-Assad s’est encore renforcée. » Ahmad prépare un café. « Au milieu des années 1990, les efforts de l’État pour développer l’indépendance a fait du pays le Hong-Kong du Moyen-Orient, avec ses productions de médicaments, de vêtements et de produits finis. On a construit des routes, des hôpitaux, des écoles et les gens avaient accès la Sécurité sociale. C’est aussi à cette époque que se sont développées des chaînes satellitaires financées par le Qatar et l’Arabie Saoudite, ainsi que d’autres ouvertement islamistes et qui toutes ne cessaient de parler des dictatures et des guerres dans les pays arabes. » L’arrivée de Bachar-el-Assad a-t-elle changé le régime ? « En 2006, Bachar a décidé d’ouvrir le pays. Aux frontières, les paysans avaient accumulé d’importantes fortunes par la contrebande. Avec l’ouverture du pays, tout s’écroulaiy pour eux et leurs complices douaniers et militaires. Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui, les principales zones de combat se trouvent dans ces régions… » Encore un mot avant de se séparer : « Il y avait bien sûr des choses qui n’allaient pas. De là à faire une révolution qui va tout déconstruire… Le remède est pire que le mal. Je ne veux pas d’un État islamique ou d’un pays divisé. »
« En Syrie, il y a dix-sept services de renseignements quasiment autonomes se faisant concurrence pour être bien vus par le clan des Assad, qui se considère propriétaire du pays. Et il faut donc toujours les remercier », entame Marwan en guise de présentation. Pour ce Druze, décrire le contexte du soulèvement en cours lui semble important : « En 2000, l’arrivée de Bachar, qui avait promis la démocratie et l’ouverture du pays, a été vécue comme un espoir. Il a lancé une grande vague de privatisations dans les banques, l’industrie et les télécommunications. Tous les prix ont alors augmenté. Certains se sont enrichis, mais beaucoup d’autres se sont appauvris, dans le même temps où des gens des campagnes rejoignaient massivement les villes. Les écoles et les hôpitaux privés se sont développés au détriment de l’enseignement public et des soins pour tous. Cela a participé de la colère actuelle. » Rappel : « Le 15 mars 2011, quand des enfants de Deraa ont été arrêtés à cause d’un graffiti sur un mur, leurs pères se sont rendus au commissariat pour demander qu’on les libère. Le général qui les a reçus, un proche de la famille Assad, leur a dit : “Oubliez vos enfants, et si vous voulez en avoir d’autres, envoyez-moi vos femmes.” À partir de ce jour et pendant plus de trois mois, les gens sont sortis dans les rues pacifiquement en repoussant sans cesse ceux qui leur proposaient des armes venues de Jordanie, de Libye, du Qatar ou d’Arabie Saoudite, très faciles à trouver. Les manifestations ont rassemblé jusqu’à plus d’un million de personnes, ce qui est énorme dans un pays vivant sous le règne de la plus sauvage répression et depuis si longtemps. » Alors, qui a tiré le premier ? Marwan évoque des provocations montées par des militaires afin de justifier les fusillades. « Des civils ont été tués et ça a été l’engrenage. Tu veux protéger ta famille et tu peux avoir une kalachnikov, qu’est-ce que tu fais ? » interroge-t-il, faussement ingénu. Il reprend : « Que ceux qui disent qu’il n’y a pas eu de révolution en Tunisie et en Égypte nous expliquent ce que c’est qu’une révolution. Une révolution, c’est d’abord vouloir en finir avec la souffrance… Ce qui s’est passé dans ces pays est monté dans le sang des Syriens. Ce ne sont pas des magouilles de politiciens ou d’hommes d’affaires. La rue est toujours plus rapide qu’eux. Les révolutionnaires sont toujours en avance. » Il vide sa tasse de café. « Qui peut soutenir un dictateur ? Sûrement des gens – très rares en Syrie – qui n’ont jamais eu un proche en prison ! » Marwan poursuit : « Il est faux de dire que les Occidentaux soutiennent les insurgés. Ils sont pris par cette maladie qu’est l’islamophobie. Quant à l’Arabie Saoudite et le Qatar, qui disent défendre les Droits de l’homme, je ne sais pas s’il faut en rire ou en pleurer. Mais quoi qu’il en soit – et de toute façon il n’y aura pas de retour en arrière – je suis contre une intervention de l’Occident. Les Syriens n’arriveraient plus à s’en débarrasser… »
La trentaine passée, Jean, membre d’une famille chrétienne, le proclame haut et fort : « Je soutiens totalement le soulèvement. Ceux qui soutiennent Bachar, qui critiquent les insurgés ou parlent de complot sont dans un schéma anti-impérialiste qui ne prend pas en considération la vie des gens. Quand on est torturé ou qu’un proche est tué, on ne se pose pas la question de savoir qui est impérialiste ou pas. Les gens veulent la justice. C’est l’essentiel. C’est humain. » Quid des djihadistes dont la presse se délecte ? « Dans le nord de la Syrie, l’Arabie Saoudite distribue du matériel de guerre à condition de faire des images montrant les drapeaux noirs du salafisme et des barbus sans moustache. Cet État est évidemment contre la révolution. Il veut en donner une mauvaise image. La présence réelle des islamistes est exagérée, avec ce paradoxe : au début, personne ne voulait vraiment aider les insurgés par crainte qu’il s’agisse d’islamistes. On voit où on en est aujourd’hui… On retrouve les mêmes déformations à propos de la supposée absence des femmes que ne cessent de pointer les gens de gauche. Pour les télévisions arabes, il doit y avoir le moins possible d’images de civils et, a fortiori, de femmes. » Concernant la forte présomption de mensonges et de manipulations des médias, Jean explique : « Il y a forcément des vidéos truquées. Mais l’important est le fait qu’il y a des morts et que c’est l’État syrien qui, d’une manière ou d’une autre, en est responsable. Ce sont peut-être de fausses preuves, mais ce sont de vrais crimes. C’est absurde de polémiquer là-dessus. On a vécu sous un régime de terreur. Nous étions dépossédés de notre destin et vivions avec un sentiment d’injustice totale. » Pour lui, « il faut que l’Occident intervienne. De toute façon, il est mêlé à l’existence des pays arabes depuis leur formation. Et il intervient toujours, de toute façon, et par divers biais, dans ces pays… »
Au-delà de l’émotion et des controverses attisées par la propagande, un même sentiment semble unir nos quatre interlocuteurs : la question en jeu n’est pour l’essentiel ni ethnique, ni religieuse. Seuls ceux qui ont ou convoitent le pouvoir tirent sur ces ficelles. Reste qu’on se sent plus proche de l’éthique des révoltés que du raisonnement de ceux qui préfèrent que rien ne bouge.
Patchwork oriental
La Syrie, pays de 23 millions d’habitants, est peuplée par une multitude d’ethnies.
– Plus de 65 % des Syriens sont de confession sunnite, qui comprend toutes les déclinaisons de ce courant majoritaire de l’islam.
– Parmi les minorités ethniques et religieuses on compte environ 7 % de chrétiens, les Kurdes représentent 10 % de la population, les Assyriens plus de 2 %, les Turkmènes autour de 1,5 %, les chiites et les ismaéliens 1,3 %, les Tcherkesses et les Arméniens plus de 0,5 %. Une petite minorité juive vit à Damas et à Alep.
– Les alaouites représentent autour de 10 % de la population. Maltraités pendant des générations du fait de leur non-appartenance à l’Islam, une part importante d’entre eux – dont le clan Assad – détient aujourd’hui le pouvoir. À la fin de la première guerre mondiale, la France, devenue dépositaire du mandat sur ce pays, les a massivement incorporés dans l’armée. Cette caste mettra ensuite une cinquantaine d’années avant d’accéder au pouvoir, non sans que les imams du Caire et de Beyrouth eussent produit une fatwa réintégrant les alaouites dans l’Oumma des musulmans – ils cessent dès lors d’être regardés comme des « mécréants ».
Aucune de ces populations n’est, y compris les alaouites, intégralement engagée soit dans un soutien au régime, soit dans l’opposition. Et cela malgré les manœuvres de l’État syrien et des puissances étrangères qui, inquiétées par le soulèvement populaire, tentent d’exciter des conflits interethniques.
1 Les prénoms ont été changés.
2 Le 2 février 1982, la population de Hama, à majorité sunnite, se soulève contre le pouvoir en place, après l’arrestation d’imams fondamentalistes. La ville sera bombardée 27 jours durant. Les estimations du nombre de morts varient entre 7 000 et 35 000.
Cet article a été publié dans
CQFD n°104 (octobre 2012)
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Paru dans CQFD n°104 (octobre 2012)
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Mis en ligne le 11.12.2012
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12 décembre 2012, 14:49, par Foxapoildur
Pour qu’il y ait révolution il faut qu’il y ait un projet révolutionnaire. Dans le cas des pays arabes on devrait plutôt parler d’insurrection.