Les bidasses n’échappent pas à Bourdieu
« La méritocratie dans l’armée est un mythe »
Comment expliquer l’engouement de certains jeunes pour l’armée aujourd’hui ?
« Je croise beaucoup de profils qui peuvent sembler paradoxaux parmi les jeunes qui pensent à s’engager, notamment des étudiants qui en ont ras le bol des études, qui ont très peur de l’avenir et craignent que leur diplôme ne soit pas rentable.
L’armée attire parce qu’elle paraît offrir une stabilité de carrière et de statut alors qu’ailleurs tout se délite. C’est pourtant faux ! Le plus souvent, le recrutement des soldats ne débouche sur aucune carrière, il y a au contraire un turnover très important. On propose aux jeunes des classes moyennes ou populaires des contrats de quatre à cinq ans, en contrepartie de niveaux d’engagement, de disponibilité et de contrainte extrêmement forts : la vie en caserne est très astreignante, la hiérarchie très présente…
Cet espoir que mettent ces jeunes dans l’engagement militaire repose sur l’idée selon laquelle il y aurait une véritable méritocratie à l’armée, qui offrirait une forme de promotion sociale. »
Ce n’est pas vrai ?
« Il y a d’une certaine manière un dispositif méritocratique dans l’armée, avec des perspectives d’avancement pour ceux qui entrent par le rang [par le bas de l’échelle, NDLR]. Mais cette méritocratie est un mythe puisqu’à l’armée comme ailleurs, ce sont des ressources scolaires, des origines sociales particulières et certains types de façons d’être qui rencontrent des formes de promotion.
Ce mythe méritocratique a forgé l’institution depuis longtemps, et il fonctionne encore – les trois quarts des officiers ne sont pas issus de Saint-Cyr mais viennent du rang ou de l’université, ce qui laisse penser que l’armée offre une sorte de deuxième chance. Il y a cette idée que l’armée pourrait rattraper ceux que le monde social a laissé tomber, là où le système scolaire a échoué, parce qu’elle valoriserait d’autres qualités – le courage, la ténacité, devenir soi-même, etc. Mais si l’on observe la progression dans la carrière, on voit bien que la montée en grade est impossible pour tous ceux qui sont issus des milieux sociaux les moins dotés.
Ceux qui ont le moins de ressources scolaires, par exemple, se heurtent aux concours internes, pour lesquels même les connaissances universitaires ne suffisent pas : il y a tout un tas de connaissances implicites du milieu, de façons de se comporter, de briller dans l’entre-soi qui s’appuient sur des socialisations très particulières. Il faut savoir se comporter en “mili”, se créer un personnage, connaître l’histoire militaire, avoir une grande gueule… Tout cela s’apprend dans des espaces bien en amont de l’entrée dans la carrière militaire, comme la bourgeoisie traditionnelle, les scouts ou le lycée militaire. »
En mettant en avant la fraternité d’armes, l’armée entretient l’illusion d’une égalité entre ses membres...
« L’armée dit : on partage les mêmes conditions et on va vers un but commun. Il faut donc faire corps dans la mission, et c’est parce qu’on est ensemble de façon hiérarchique – c’est-à-dire avec certains qui donnent des ordres, et à qui on doit obéir parce qu’ils détiennent des informations que les autres n’ont pas – que cela fonctionne.
Dans certaines écoles d’officiers, on met un point d’honneur à “mélanger” : dans chaque classe on met des Saint-Cyriens, des officiers issus du rang, au moins une femme… Mais le monde social revient au galop : les officiers passent leur temps à réinstaurer des hiérarchies entre eux, à se distinguer les uns des autres, à se dénigrer mutuellement et à essayer d’identifier leurs “origines” – c’est-à-dire, justement, ce qui distingue un Saint-Cyrien d’un officier issu du rang.
Il est très clair, pour tous les officiers, que ce sont les Saint-Cyriens qui deviendront les chefs. Ils obtiennent rapidement les grades de commandant, colonel, général, etc., alors que les autres restent capitaines au long cours, et leurs galons se fanent. Il n’y a ni mystère ni erreur : un officier issu du rang ne finit pas général, et l’institution sait reconnaître ses élites. »
Comment expliquer le fait que les élites militaires soient liées à la grande bourgeoisie, aux milieux catholiques et à une pensée réactionnaire ?
« L’institution militaire, et notamment le corps des officiers, est un peu un lieu de repli pour une fraction des élites conservatrices déclassées. Celles-ci trouvent dans la carrière militaire un des derniers espaces de distinction possibles : elles n’ont pas les ressources pour aller dans les écoles de commerce qui ont un haut niveau d’exigence scolaire à l’entrée. À l’inverse, le concours d’entrée à Saint-Cyr est très peu valorisé sur le plan scolaire, le titre de Saint-Cyrien est très peu reconnu chez les ingénieurs.
L’armée permet à ces fractions de la bourgeoisie relativement peu dotées en capital économique et scolaire de conserver leur valeur sociale. Ce sont des élites particulières cependant : parmi d’autres élites, les officiers ont un sentiment de déclassement très fort. Alors que dans l’armée, ils bénéficient de formes de distinction en permanence : ils peuvent avoir un chauffeur, une secrétaire, on leur porte leurs affaires, ils ont un espace réservé pour manger et accès à des lieux anciens et prestigieux…
Tous les officiers ne sont pas des catholiques conservateurs, mais l’élite de ce corps est très située socialement, religieusement et politiquement : on y retrouve tout l’éventail des idéologies de droite, dont le monarchisme et le refus de la démocratie… Cela ne signifie toutefois pas que ces officiers font un usage politique de l’outil militaire. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°185 (mars 2020)
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Paru dans CQFD n°185 (mars 2020)
Par
Illustré par Plonk et Replonk
Mis en ligne le 26.06.2020
Dans CQFD n°185 (mars 2020)
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13 juillet 2020, 11:55
On savait déjà tout ça, c’est bien de le redire !