Police partout…
La justice, un « champ de bataille » à tenir
« C’est dur de raconter ce que tu as vécu face à un tribunal où tout est mis en scène, jusque dans l’architecture, pour te montrer que tu n’es rien face à l’État », confie Mathieu Rigouste. Malgré ce contexte peu confortable, sa voix est posée lorsqu’il prend la parole devant les juges du tribunal correctionnel de Toulouse le 5 janvier dernier. Il décrit avec précision l’agression qu’il a subie dans cette même ville il y a presque dix ans, la nuit de la Fête de la musique 2013. Il raconte comment il s’est retrouvé avec quelques amis pris au milieu d’une rixe devant une boîte de nuit, non loin de la place Arnaud-Bernard, quand un groupe d’hommes s’en est mêlé brutalement, le plaquant au sol, face contre terre. « Trois d’entre eux se sont mis sur moi, je suffoquais, explique-t-il à la barre. Les gens autour ont tenté d’intervenir pour qu’ils me laissent respirer. »
Les individus sont en civil, mais il est rapidement évident qu’il s’agit d’agents de la BAC
Les individus sont en civil et ne portent ni brassard ni aucun autre signe distinctif, mais il est rapidement évident qu’il s’agit d’agents de la Brigade anti-criminalité, laquelle patrouille fréquemment dans ce quartier encore populaire du centre-ville. Mathieu dit avoir été menotté jusqu’à l’os, traîné par la chaîne des menottes vers un fourgon de police : « On m’a cogné le crâne contre le véhicule en me faisant grimper dedans. Là, j’ai subi brimades, insultes. »
Son récit se poursuit jusqu’au commissariat : « Un des policiers m’a attrapé par la nuque et écrasé deux fois la tête contre le mur. Un autre a ouvert des portes battantes avec ma tête. J’ai été jeté sur le sol dans un couloir. Pendant au moins une heure, j’ai crié “J’ai mal, desserrez les menottes, pourquoi vous m’avez fait ça ?!” Des policiers me donnaient des coups de pied en passant. » Il est finalement conduit au petit matin à l’hôpital où il restera deux jours.
La présidente du tribunal l’interrompt : « Ce qui se passe au commissariat ne nous concerne pas. » Car ce procès n’est pas celui des fonctionnaires : c’est celui de Mathieu Rigouste. Ce chercheur indépendant en sciences sociales, connu notamment pour ses écrits sur « la domination policière »1, vient répondre ce jour-là d’outrage et violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique. La version des policiers sur les événements de cette nuit-là est évidemment tout autre que la sienne : eux affirment que le prévenu les a copieusement insultés et attaqués, blessant au moins l’un d’eux.
Des allégations sérieusement mises à mal pendant l’audience. Julien Brel, l’un des avocats de la défense, n’a aucune difficulté à relever les contradictions nombreuses entre les différentes dépositions des policiers, que ce soit sur les raisons de l’interpellation ou les violences commises. Plus inattendu, la procureure tance les fonctionnaires, regrettant qu’ils n’aient pas fait constater par un médecin légiste leurs prétendues blessures – une procédure pourtant standard, que ces professionnels pouvaient difficilement ignorer. Dans son réquisitoire, elle ne retient pas les violences, juste l’outrage pour lequel elle réclame 300 euros d’amende2.
Mathieu Rigouste, de son côté, a porté plainte contre les trois policiers dès juillet 2013, mais celle-ci est classée sans suite par le parquet. Il en dépose une seconde en octobre 2014 en se constituant partie civile. Une ordonnance de non-lieu est finalement délivrée à l’été 2021 3. « Nous ne sommes jamais arrivés au procès, constate Mathieu, alors qu’en dix ans, ils ont trouvé le moyen d’amener la plainte des policiers douze fois devant le tribunal. »4 Son dossier semble pourtant bien plus solide que celui des fonctionnaires. Ne serait-ce que parce que ses blessures multiples sont dûment mentionnées, elles, dans un rapport de médecine légale réalisé lors de son séjour à l’hôpital : traumatisme facial avec hématome, œdème péri-orbitaire, fracture du poignet gauche, plaie à la lèvre inférieure, contusion à la cheville droite…
On ne compte plus les fois où policiers ou gendarmes portent plainte contre leurs victimes
Comme tant d’autres, cette affaire est un cas d’école. On ne compte plus les fois où policiers ou gendarmes portent plainte contre leurs victimes pour mieux les délégitimer et « court-circuiter » d’éventuels dépôts de plainte contre eux5. Ce que ne manque pas de souligner dans sa plaidoirie un autre avocat de Mathieu Rigouste, Benjamin Francos, qui évoque le cas du producteur de rap Michel Zecler. En 2020, celui-ci avait été mis en garde à vue pendant deux jours pour « rébellion » et « violences » contre des policiers. Problème, la scène avait été filmée. Les images montrent qu’il avait en réalité subi un passage à tabac en règle de la part des fonctionnaires.
Autre aspect que souligne cette affaire : les plaintes déposées par des représentants des forces de l’ordre, même lorsqu’elles comportent, comme ici, des incohérences flagrantes, aboutissent presque toujours à un procès… Il en va bien autrement des plaintes déposées contre eux. L’hebdomadaire Politis est récemment parvenu à obtenir du ministère de la Justice des chiffres du traitement judiciaire des violences policières entre 2016 et 2021 6. Il en ressort que les personnes dépositaires de l’autorité publique sont proportionnellement bien moins poursuivies pour violences volontaires que la population générale : jusqu’à deux fois moins en 2019.
Dans ces conditions, la comparution d’un policier devant une cour d’assises représente un événement7, « un symbole fort », nous dit Laurent Theron. Le 15 septembre 2016, alors qu’il manifeste contre la loi Travail à Paris, ce secrétaire médical et syndicaliste est atteint en plein visage par une grenade de désencerclement et perd son œil droit. Les 13 et 14 décembre derniers, le CRS auteur du tir était jugé à Paris.
Un procès rendu possible grâce à l’existence de vidéos montrant parfaitement le déroulement des événements, relate Laurent : « Ce sont les images qui ont permis d’identifier le tireur et l’arme. Quand on ne peut pas le faire, l’affaire est systématiquement classée. On comprend mieux que les flics réclament qu’on interdise de les filmer, car potentiellement ça les envoie au tribunal... Ce qu’ils détestent ! »
L’institution judiciaire aura cependant fait le maximum pour réduire les charges retenues contre le CRS mis en cause et lui éviter les assises, où ne sont jugées que les crimes punissables de quinze ans de réclusion ou plus. « En 2019, le parquet a rendu un réquisitoire dégueulasse qui minimisait le caractère permanent de la mutilation que j’ai subie, explique Laurent. L’argument était que j’allais bénéficier de la pose d’un implant – en fait une simple bille pour retrouver une forme arrondie au niveau de l’œil. Sauf que ça ne change rien, j’ai toujours un œil en moins ! »
« Ce sont des luttes désespérées parce que tu sais qu’à la fin tu ne vas rien obtenir, ou presque »
Le procès est hautement politique, comme le prouve la présence de plusieurs représentants des syndicats policiers – une solidarité qui permet aussi de mettre la pression sur la justice. Mais Laurent et ses soutiens ne parviendront pas à faire des deux jours d’audience une tribune comme ils y aspiraient : « On voulait en profiter pour attaquer l’utilisation d’armes de guerre dans les manifs, les stratégies paramilitaires de maintien de l’ordre, la police en général. On n’a pu le faire que très partiellement. On a été abondamment coupés, pour soi-disant nous ramener aux faits. » Il ajoute, dépité : « Y compris à des moments où je voulais parler de moi, de mon vécu de victime. C’était dur à avaler qu’on n’écoute même pas cette parole-là. »
Au terme des débats, le jury populaire ne suit pas les réquisitions, plutôt clémentes, de l’avocat général qui réclamait deux à trois ans de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de port d’arme. Preuve que le discours pro-police a bien infusé, il retient contre toute évidence la légitime défense et acquitte le prévenu. Laurent ne cache pas son amertume :« On avait dit qu’obtenir la tenue de ce procès représenterait déjà une victoire. Mais, même si une condamnation n’aurait pas bouleversé le système, on espérait que le CRS soit révoqué, qu’au moins ce mec-là n’éclate plus personne. On avait beau être préparés, on a été déçus… »
Un mois et demi après, il dresse un bilan implacable : « Cette violence judiciaire qui vient prolonger la violence policière, je la trouve encore plus brutale. Ce sont des luttes désespérées parce que tu sais qu’à la fin tu ne vas rien obtenir, ou presque. »
Faut-il le réécrire : si les forces de l’ordre mutilent, elles tuent aussi. Pour bien des proches qui souhaitent obtenir justice, au deuil s’ajoute souvent un apprentissage cruel, comme le confie Fatou Dieng : « Au début, il y a toujours de l’espoir. On nous enseigne à l’école que si quelque chose va mal, la justice s’en chargera… Mais nous avons vite compris que ça ne se passait pas comme ça. »
Fatou Dieng est l’une des sœurs de Lamine Dieng, Franco-Sénégalais décédé à Paris le 17 juin 2007. Le jeune homme de 25 ans est mort dans un fourgon de police, asphyxié sous le poids de quatre policiers qui se sont agenouillés sur lui et l’ont maintenu ainsi une trentaine de minutes. Des faits qui ne seront établis qu’au terme d’une lutte âpre contre l’institution policière autant que judiciaire8.
« À partir du moment où on est victime de violences d’État, la loi ne s’applique plus »
Aucun procès ne se tiendra : l’instruction débouche sur un non-lieu en 2014, confirmé en appel en 2015, puis par la Cour de cassation en 2017. Les magistrats de cette dernière rejettent toute « faute », arguant que l’usage de la force exercé par les policiers avait « toujours été raisonné et proportionné ». Pire, ils condamnent la famille Dieng à verser un total de 2 000 euros aux huit fonctionnaires mis en cause en dédommagement de leurs frais judiciaires. « On a eu l’impression que tout cela était un piège, dénonce Fatou. À partir du moment où on est victime de violences d’État, la loi ne s’applique plus. À la fin, on était juste pressés que l’affaire soit clôturée pour pouvoir sortir des juridictions françaises. »
Ce qui sera fait quelques mois plus tard lorsque la famille Dieng dépose une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Requête déclarée recevable au nom des articles 2 (« atteinte au droit à la vie ») et 3 (« traitements inhumains ou dégradants lors de son interpellation ») de sa convention. « On a été jusqu’au bout, martèle Fatou Dieng. S’il y avait eu une instance plus haute que la Cour européenne, on y aurait été ! »
En juin 2020, le gouvernement accepte finalement de verser 145 000 euros à la famille Dieng afin de faire cesser les poursuites. Un « règlement amiable » selon la CEDH, une expression qui ne dit pas la dureté de la lutte menée pour faire plier l’État français. Même si celui-ci n’est pas condamné, c’est une victoire sans équivoque, explique Fatou : « Le montant de l’indemnisation a été fixé par la Cour et la France l’a accepté. C’est un aveu, une reconnaissance claire de sa responsabilité. » Elle ajoute : « La somme importe peu, on a dépensé plus durant les dix ans d’instruction et les treize ans de procédure. Pour nous, l’essentiel, c’est la reconnaissance que mon frère ne serait pas mort ce soir-là si sa route n’avait pas croisé celle de la police. »
Aujourd’hui, Fatou Dieng rencontre régulièrement, notamment avec le collectif Vies volées9, des familles confrontée à des drames semblables à celui qu’elle et les siens ont connu : « On les prévient qu’il leur faudra courage et détermination, que ce sera long, pénible, coûteux. » Mais pour elle, il ne faut pas pour autant fuir le terrain judiciaire : « On est obligés d’en passer par là, c’est le cœur de la lutte. Si on ne fait rien, ce seront toujours les mensonges policiers qui seront mis en avant. Car le but premier, avant même de chercher à obtenir justice, c’est de rétablir la vérité. »
« Le but premier, avant même de chercher à obtenir justice, c’est de rétablir la vérité »
Aussi difficiles que soient leurs parcours, nos trois interlocuteurs défendent l’intérêt de tenir cette ligne de front judiciaire – et pas seulement lorsque l’on est poursuivi et contraint de se défendre comme dans le cas de Mathieu Rigouste. « L’institution judiciaire est structurée par les classes dominantes, analyse le chercheur. Tout est fait pour qu’on perde. Mais il y a un enjeu à y aller malgré tout et à chercher à fragiliser le système d’impunité qui autorise les forces de l’ordre a être violentes. » Même s’il précise : « Il est important de soutenir toutes les victimes, y compris celles qui choisissent de ne pas judiciariser leur cas. »
Plus que son parcours judiciaire, Laurent Theron retient la campagne militante que lui et ses soutiens ont menée autour. Ils ont notamment organisé à l’automne un « procès populaire » de la police, de la justice et de l’État : « Ça a commencé en novembre par une rencontre autour de la fabrique du non-lieu et de l’impunité, un passage en revue des différentes méthodes utilisées : procès-verbaux mensongers, modification d’une scène de crime, fausses expertises… Puis en décembre se sont tenus les réquisitoire contre les institutions policières et judiciaires. Beaucoup de monde y a participé, on a pu créer des liens, libérer la parole… Ça a été des moments utiles, enthousiasmants même. Cette aventure collective, la voilà notre vraie victoire. »
« La justice est un champ de bataille sur lequel on doit s’organiser et se battre, résume Mathieu Rigouste. Mais la plus grande partie du combat se joue en dehors. Par la construction d’un mouvement de masse afin de faire éclater la vérité sur ces affaires ou la mise en place de moyens d’autodéfense concrets pour protéger nos corps, nos quartiers, nos luttes… On gagne surtout à travers les solidarités et les formes d’organisations que l’on crée. » Et de conclure : « Mais on n’aura vraiment gagné que lorsqu’on aura créé une autre société, débarrassée des systèmes de contrôle, de répression et de punition. »
1 Pour reprendre le nom d’un de ses ouvrages paru un an avant son agression et dont une édition augmentée est sortie en 2021 (La Fabrique).
2 La décision du tribunal a été rendue le 7 février 2023 : le tribunal a relaxé Mathieu Rigouste en ce qui concerne les « violences », mais l’a condamné à une amende de 300€ pour outrage.
3 Mathieu et ses avocats ont fait appel, la décision devrait tomber dans les prochaines semaines.
4 Le procès a en effet été renvoyé douze fois, essentiellement à la demande des avocats de Mathieu Rigouste qui souhaitaient attendre la fin de l’instruction de sa plainte.
5 « Violences policières : la justice face à son tabou », Politis (08/12/2022).
6 « Violences policières : toujours plus de mis en cause et toujours moins de poursuites », Politis (22/12/2022).
7 À notre connaissance, seuls trois précédents existaient pour des faits de mutilation, le dernier datant de septembre 2022.
8 « “Je suis née le jour de la mort de mon frère”, entretien avec Ramata Dieng », CQFD n°153 (avril 2017).
9 Vies volées est un collectif de familles victimes de crimes policiers, créé en 2010 par Ramata Dieng, une autre sœur de Lamine. Il est aujourd’hui membre du Réseau d’entraide Vérité et justice.
Cet article a été publié dans
CQFD n°217 (février 2023)
Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !
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Paru dans CQFD n°217 (février 2023)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Clément Buée, L.L. de Mars
Mis en ligne le 24.03.2023
Dans CQFD n°217 (février 2023)
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31 mars 2023, 12:35, par Raymonde La Science
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