Révolution anticoloniale en Indonésie

« Merdeka », j’écris ton nom

Dans Revolusi, David Van Reybrouck retrace la lutte de la jeunesse indonésienne contre le colonisateur néerlandais.
« Notre sang est rouge, nous ne nous laisserons pas intimider », affiche indépendantiste indonésienne, 1945-49.

C’est un pays immense et qui ne nous évoque rien, ou pas grand-chose. Des îles (Java, Sumatra, Bornéo, Célèbes…) grandes comme des États, une capitale (Jakarta) trois fois plus peuplée que Paris, des centaines d’ethnies, de langues, et on sait à peine où c’est. L’Indonésie, c’est loin. Et on oublie, si on l’a su un jour, que ce pays – le 4e le plus peuplé du monde – a été dès 1945 une des premières colonies à s’être libérée des Européens, et qu’il a représenté un phare de ce qu’on appellera plus tard les pays non-alignés. L’écrivain flamand David Van Reybrouck, déjà auteur d’un enthousiasmant pavé sur le Congo (Kinshasa)1, vient de lui consacrer un nouvel essai, Revolusi – sous-titré L’Indonésie et la naissance du monde moderne (Actes Sud, 2022).

L’ordre ancien est ébranlé et un nouvel acteur s’apprête à déferler : la jeunesse

L’arrivée des Européens dans ces parages est précoce (dès le xvie siècle) et suit l’odeur du clou de girofle et la muscade, qui ne pousse alors qu’aux îles Banda, dans les Moluques ; à part ça, la colonisation néerlandaise, qui s’affirme au début du xixe siècle, donne très vite dans le tout-venant de l’exploitation des indigènes et de l’extermination des récalcitrants. Comme dans les colonies d’Afrique, la lutte organisée commence au début du xxe siècle, quand de jeunes membres de l’élite locale se politisent au contact du système éducatif colonial.

En Indonésie, trois portes de sortie s’offrent à eux. L’islamisme, qui défend la culture locale (95 % de la population indonésienne est musulmane) contre le mode de vie occidental, suscite d’abord l’adhésion massive des classes populaires. Après la Première Guerre mondiale et la fondation de l’URSS, elles basculent vers le communisme. La sauce prend un peu trop vite : en 1926, une insurrection est déclenchée, très prématurée dans l’état du rapport de forces ; la répression est féroce, le communisme indonésien mettra longtemps à s’en remettre. Dans la foulée, un certain Sukarno lance un parti nationaliste « moderne », à l’européenne. Assaillis de tous les côtés, les Hollandais instaurent un régime policier brutal. Mais l’ordre ancien est ébranlé et un nouvel acteur s’apprête à déferler : la jeunesse.

L’irruption des pemuda

Sukarno proclame l’indépendance de l’Indonésie le 17 août 1945 ; les Pays-Bas la reconnaissent quatre ans plus tard, le 27 décembre 1949. Entre les deux dates, deux sanglantes « Opérations de police » qui causent des dizaines de milliers de morts, trois plans de paix et de laborieuses négociations internationales – et surtout la Revolusi (« Révolution »). Car ce qui plie le game, c’est l’irruption des pemuda, les « jeunes ». En proie à l’oppression coloniale, politisés et militarisés par les Japonais qui occupent la colonie entre 1941 et 1945 tout en défendant la liberté de l’Asie, les pemuda ont aussi souffert de la famine qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, décime 5 % de la population. Résultat, quand les Japonais capitulent et que les Hollandais reviennent, les minots sont chauds bouillants. Le premier mois, ils peignent des tags ; le deuxième, ils partent en manif en criant « Merdeka ! » (« Liberté ! ») ; le troisième, ils attaquent les commissariats, prennent le maquis et commettent au passage leur lot d’horreurs, miroir de celles des Hollandais et de leurs alliés.

On ne vainc pas une population entière en lutte pour sa liberté. Ce message, l’Indonésie le portera à l’ensemble du monde colonisé, notamment en organisant en 1955, à Bandung, la célèbre conférence qui annonce l’arrivée de l’Asie et de l’Afrique sur la scène internationale, et leur refus de s’aligner sur les deux blocs capitaliste et soviétique. Les lendemains ont bien sûr déchanté. Dès 1953, Pramoedya Ananta Toer (dit « Pram ») dénonce dans son roman Corruption (Picquier) le pillage du pays par la bureaucratie de Sukarno2. Et en 1965, la CIA fomente un coup d’État qui aboutit au massacre de plusieurs centaines de milliers de communistes3. S’ensuivent 33 ans de dictature militaire ultra-corrompue et d’exactions en Papouasie et à Timor – avant l’avènement d’une pseudo-démocratie ultralibérale, sur fond de montée de l’islamisme. Vous avez dit « Merdeka » ?

Laurent Perez

1 Congo, une histoire, Actes Sud, 2012.

2 Pram (1925-2006) est généralement considéré comme le plus grand écrivain indonésien. Longtemps emprisonné, il est l’auteur d’une saga en quatre volumes, le Buru Quartet (éd. Zulma), sur la trajectoire d’un jeune intellectuel javanais en lutte contre le colonisateur.

3 Joshua Oppenheimer a consacré à ces massacres deux documentaires, The Act of Killing (2012) et The Look of Silence (2014).

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don