[|Police partout, résultats nulle part|]
« Ces 50 années de prohibition et de répression, c’est un désastre en termes d’argent public, de santé et de sécurité, explique Mohamed Bensaada devant un auditoire nombreux et attentif. Plus d’un million d’heures consacrées par les forces de l’ordre au seul traitement des infractions pour usage, plus d’un milliard d’euros alloués à la lutte contre les stupéfiants en 2018… et la consommation augmente, surtout pour les jeunes, sans contrôle des produits, ni prévention. » En France comme ailleurs dans le monde, la politique de prohibition du cannabis est un vaste échec [voir encadré].
Pire, elle découle souvent d’une posture idéologique ou morale déconnectée des réalités. Comme l’explique Saïd Bouamama, le trafic et les violences qu’il engendre sont « la conséquence d’au moins quatre décennies de dégradation des conditions d’existence dans les quartiers populaires, de la hausse des discriminations et de la baisse continue du champ des possibles de la jeunesse. On ne peut rien comprendre ni à la toxicomanie ni au trafic, si on ne prend pas en compte ce contexte. »
Selon lui, loin d’être spontanées ou irrationnelles, ces violences suivent une logique économique et politique évidente : dans ces quartiers abandonnés de l’État, où aucune autre économie ne perdure ou presque, le marché de la drogue est bien trop juteux pour que les jeunes puissent lui résister. Et les réseaux se livrent une compétition à mort pour la conquête de parts de marché et le contrôle de points de deal [3], engendrant violences armées, insécurité, enrôlement des jeunes, stigmatisation des quartiers. La précarité et l’insécurité sociale étant la matrice de ces violences, la police et la justice non seulement n’y peuvent rien mais rajoutent « de la violence à la violence et du mal-être au mal-être ». Pour les organisateurs de la soirée, il y a urgence à mettre en place des alternatives, comme la légalisation du cannabis.
[|La « légalisation sociale » contre le capitalisme sauvage|]
Dans le public, des doutes s’expriment. Faut-il légaliser, alors que les jeunes commencent à fumer au collège, avec des effets à long terme pour leur santé ? Comment ne pas avoir peur en tant que parent face à l’absence de prévention sur le sujet ? Les dealers ne vont-ils pas se rabattre sur le trafic d’héroïne ou de cocaïne ? « Même si je suis personnellement pour la légalisation du cannabis, je fréquente des adhérents qui ne sont pas du tout convaincus par les arguments posés ici. Et j’arrive pas à être réellement convaincu », rapporte Mohamed Berchiche, président du comité d’intérêt de quartier de Sainte-Marthe. Des appréhensions compréhensibles et justement dues, selon Saïd Bouamama, à l’absence totale de débat public sur le sujet.
Quand on parle de légalisation, plusieurs approches très différentes sont possibles. Elle peut être « honteuse », à l’image d’une dépénalisation qui ne punirait plus sans pour autant agir ; « libérale », comme nouvel espace de compétition marchande bénéficiant au capital ; ou « sociale », telle qu’ardemment défendue par Mohamed Bensaada. Dans son approche, la légalisation est un outil de prévention, de soins et de redistribution des richesses récupérées par l’État. En encadrant la production et la consommation, ce dernier se donne les moyens de contrôler la vente et la qualité des produits, de mettre en place des politiques de santé publique. Et en décidant de taxer ces produits pour ne pas laisser le marché s’enrichir sans rendre des comptes à la société, ce sont des millions d’euros potentiels qui seraient récoltés pour lutter contre les inégalités sociales : restauration des infrastructures publiques, bourses d’études, soutien aux associations de quartier…
[|« La police est censée être un service public »|]
Penser cette légalisation sociale du cannabis remet inévitablement en question les missions de la police, principalement orientée en fonction d’objectifs sécuritaires et répressifs. « La police est censée être un service public, explique Mohamed Bensaada. On doit changer de modèle pour renouer avec une police de proximité qui ne soit pas, comme c’est le cas actuellement, déconnectée des réalités des quartiers, d’une population qu’ils ne rencontrent que par le biais de la conflictualité. Ils sont censés nous protéger, pas nous surveiller. Les mos-clés sont la formation et le recrutement, mais c’est sûr que ça ne se fera pas en un claquement de doigts. » Autrement dit, pour le militant associatif, la sécurisation des quartiers populaires devrait se faire « dans la normalisation des relations entre l’État et les habitants », avec, par exemple, la mise en place de commissariats de proximité qui seraient ouverts en permanence, et du personnel formé, expérimenté et intégré à la vie du quartier.
Pour Saïd Bouamama, au vu du racisme systémique et des violences rattachés aux forces de police, elles ne peuvent pas être une solution dans les quartiers populaires. Quant à la possibilité d’une « autre » police, le sociologue plaide pour une transformation complète de l’institution : « Je plaide pour la mise en place d’un corps de métier consacré à la régulation du quotidien, qui ne soit pas armé et qui aurait d’autres rapports avec les habitant·es des quartiers populaires. Je ne sais pas s’il faut les appeler “policiers”. Je pense qu’il ne faut vraiment pas hésiter à être radical dans la manière de poser la question de la transformation de l’institution policière. »
Loin d’épuiser le sujet, la soirée a eu l’objectif non moins ambitieux de venir nourrir par la base un nécessaire débat. « Il y a urgence pour nous tous à nous emparer du débat sur la légalisation, il en va de l’avenir de notre jeunesse, conclut Saïd Bouamama. Imposons-le parce qu’il ne viendra pas du monde politique actuel, et le laisser traîner, c’est continuer de voir la mort des petits frères. »
[/Jonas Schnyder/]
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50 ans d’échec
En juin 2021, les députés ont adopté le rapport final de la mission d’information commune « sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis ». Celui-ci est sans concession. Il explique que le « tout-répressif » a engendré une mobilisation excessive des forces de l’ordre, un encombrement des tribunaux et des inégalités sociales et territoriales graves. En considérant les consommateurs comme des délinquants, elle a rendu pratiquement impossible toute politique de prévention et de soin pourtant nécessaire. Au final, « elle n’a permis d’empêcher ni la montée en puissance des trafics, ni la France de détenir un triste record de consommation – et plus grave, de consommation problématique et de consommation juvénile. Elle n’a donc atteint, au cours des cinquante dernières années, aucun des objectifs qui lui étaient assignés. Le statu quo n’est donc pas tenable. » [4] Un vœu resté pieux à ce jour.)]