Légitime défense, clament les uns : Angelo les aurait attaqués avec un couteau. Exécution sommaire, rétorque la famille, pointant les zones d’ombre qui entourent l’affaire [2]. La version des tireurs d’élite qui ne colle pas avec les expertises balistiques ; le corps changé de position... Sur la mort de son frère, « il y avait tellement à dire qu’il fallait l’écrire », résume Aurélie Garand. Ce qu’elle a fait dans un livre, Depuis qu’ils nous ont fait ça, paru à l’automne aux Éditions du bout de la ville. Où il est question de déni de justice, de racisme d’État et de trajectoire intime : celle d’une femme « vaincue, mais pas domptée ».
[|« La première manif où tu vas, c’est toi qui l’organise ! »|]
« C’est quand même con d’attendre de se faire enlever son frère par les schmitts pour se mettre à lutter », lâche Aurélie, un brin d’autodérision dans la voix. Chez elle, la politisation s’est faite à marche forcée. Peu après la mort d’Angelo, une réunion publique se tient chez les Garand : « On avait besoin de faire entendre ce qu’on avait vécu, parce que ça n’avait rien à voir avec la version officielle. » Des liens se tissent avec des militants du coin ; un collectif se monte, réclamant vérité et justice pour Angelo. Et puis c’est la rencontre avec Amal Bentounsi, la sœur d’Amine Bentounsi, tué par un policier d’une balle dans le dos en 2012, à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis). « Amal a le grand courage de contacter les proches dès qu’elle apprend qu’une nouvelle personne a été victime de la violence policière », écrit Aurélie, qui suivra son conseil et ira chercher ceux d’une avocate, entamant le combat sur le terrain judiciaire.
« Dans la cible, au final, c’est toujours nous, les “racisés”. Et puis les pauvres, en général »
Vingt-deux jours après la mort d’Angelo, une première marche est organisée pour demander la mise en examen des hommes du GIGN. Aurélie raconte : « Pour moi, comme pour beaucoup de Voyageurs, c’était la première de notre vie. La première manif où tu vas, c’est toi qui l’organise ! J’étais en tongs... » Elle ne s’arrêtera plus : trois mois après la mort d’Angelo, elle monte à Paris commémorer sur les pavés les dix ans de la mort de Lamine Dieng, décédé en 2007 après un plaquage ventral dans un fourgon de police. Elle y rencontre sa sœur Ramata. Écoute les témoignages s’enchaîner au micro. Ceux des filles de Liu Shaoyao, tué par la police dans son appartement en mars 2017. Celui d’Awa Gueye dont le petit frère, Babacar, a été abattu par la BAC dans les escaliers d’un immeuble rennais en décembre 2015. « Dans la cible, au final, c’est toujours nous, les “racisés”. Et puis les pauvres, en général », écrit Aurélie.
[|« On est suspects d’avance »|]
Avant le drame, Aurélie ne criait pas son identité de Voyageuse « sur tous les toits ». Maintenant, c’est différent : « Ce n’est plus un choix. Mon frère a été abattu comme tel, alors je sais qu’on n’est rien d’autre que ça pour l’État : des “gens du voyage”. » Ça lui a sauté au visage après la mise en examen des deux tireurs, en épluchant le dossier d’instruction. Il y est « sans cesse répété qu’il est un Voyageur : à croire que c’est ça le crime. Et comme il appartient à la communauté des gens du voyage, on lui a envoyé le GIGN... On a droit à un traitement spécial. » Dans son livre, elle développe : « Qu’ils utilisent son canif pour justifier sa mort, c’est encore une [autre] manière de jouer sur le cliché, celui du “Manouche torse nu” qui sort sa lame à tout bout de champ et qui n’hésitera pas à te découper. »
Peu à peu, Aurélie recolle les morceaux de sa mémoire : ce qui est arrivé à son frère ne vient pas de nulle part. Elle puise dans ses souvenirs, se rappelle du jour où, après un braquage dans une fromagerie, son père se fait arrêter sous ses yeux. Elle a dix ans. À l’époque déjà, c’est le GIGN qui intervient. Aurélie décrit son père mis en joue, cette « marée d’hommes en noir, cagoulés, casqués ». Puis, c’est au tour de ce qui est arrivé à Fernand de resurgir : le cousin de son père, tué d’une balle en pleine tête alors qu’un barrage de la gendarmerie avait été mis en place pour l’intercepter. Tout ça parce qu’avec un de ses frères, ils étaient « allés tchourave des métaux dans une casse ». Sans oublier ceux avec qui Aurélie n’a pas de lien de parenté, mais dont elle a entendu parler : ce jeune abattu en 2018 par une antenne régionale du GIGN sur un camp de Voyageurs du Nord-Pas-de-Calais. Ou encore Luigi Duquenet, un autre Voyageur abattu par un gendarme en 2010 à vingt bornes de chez les Garand.
Autant d’histoires qui, pour la sœur d’Angelo, s’inscrivent dans une autre, plus ancienne : celle des « nomades », aujourd’hui parqués, hier fichés et internés. « Depuis des siècles ils nous collent leurs étiquettes, écrit Aurélie. Fainéants, asociaux, voleurs, violents, gratteurs d’aides sociales, menteurs... On est suspects d’avance. À cause de ça, on ne peut pas se défendre. Et à cause de ça, on meurt. »
[|« La seule thérapie qui fonctionne »|]
Après s’être portée partie civile, avoir essuyé un non-lieu confirmé en appel [3] et s’être vu refuser un pourvoi en cassation, Aurélie est amère : « On la connaît bien leur justice, à force de l’affronter du côté des accusés. On n’avait pas trop de raisons de croire qu’elle allait se mettre d’un coup à défendre le droit de vivre d’Angelo Garand », écrit celle qui a joué sa dernière carte en déposant avec sa famille une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme pour « violation du droit à la vie ». C’était il y a un peu plus de deux ans. Depuis, elle attend.
Quand on lui demande comment elle va, Aurélie répond : « Ça va qu’il y a eu la lutte, qu’il y a eu le livre, qu’on n’a pas rien fait ». Son bouquin publié, elle s’apprête à entamer une tournée pour le présenter aux quatre coins de l’Hexagone. Quand elle n’est pas occupée à élever ses trois garçons, « pas dans la peur, ni dans la haine [mais] dans la lutte », elle se prend à rêver sans trop y croire « qu’un jour on sera assez nombreux à se dire que le racisme et les crimes d’État sont des questions centrales et qu’on se bougera tous ensemble ». D’ici là, elle continue le combat, « la seule thérapie qui fonctionne ». Un combat qui consiste à se tenir debout au côté des familles du Réseau d’entraide vérité et justice [4] : « Ça me rendra pas mon frère, mais je continuerai à me battre avec les autres pour que ça s’arrête, qu’il n’y en ait pas un de plus. »
[/Tiphaine Guéret/]