Vol au-dessus d’un nid de paysans

La chasse au colibri

Ce ne sont pas des révolutionnaires de la fourche ni des avant-gardistes autoproclamés, mais leur démarche est foncièrement politique. En s’installant dans un coin paumé de l’Hexagone il y a quelques années, les jeunes paysans et paysannes de la Grange aux Merles avaient en tête de proposer un autre modèle agricole, afin de le diffuser largement. Depuis, leurs réflexions ont évolué. Point d’étape.
Illustration d’Adrien Zammit

Un dimanche d’août 2022, dans un petit village banal de la France rurale. C’est jour de comices agricoles et on se balade avec Xavier 1 et Sophia aux abords de ces festivités rurales traditionnelles rameutant nombre de gens du coin – pas que les agriculteurs. Au programme : un festin de grillades sur de grandes tables à tréteaux, un château gonflable pour les mômes, l’inévitable buvette bondée, un rassemblement de rutilants tracteurs anciens ou un concours de bovins. Occasion pour les éleveurs locaux d’afficher leur savoir-faire, cette compétition mêle diverses catégories de bêtes. Au fil des heures, les quadrupèdes défilent, massifs, placides, méticuleusement brossés. Et quand le commentateur évoque au micro les différents candidats présentés par lots de huit, complimentant « le maintien du filet » de tel bœuf mastoc ou « l’amplitude du bassin » de telle vache XXL, on se marre tous les trois un peu bêtement. Comme s’il y avait un côté folklorique, l’expression d’un autre monde au sabir à la fois ancestral et exotique.

Xavier et Sophia sont pourtant agriculteurs. Ils participent de longue date à une ferme collective implantée à quelques kilomètres, la Grange aux Merles 2. Au cours de ces comices dominicaux, ils croisent plusieurs personnes qu’ils connaissent et saluent, notamment les organisateurs. Sophia, qui est éleveuse au sein du collectif, participe même ce jour-là à une démonstration de chiens de troupeau. Pourtant, ils ne le formuleraient peut-être pas ainsi, mais ils donnent l’impression d’être à la fois dedans et dehors, intégrés mais pas totalement assimilés. Dans un entre-deux.

Quand je lui en fais la remarque, Xavier évoque la notion de « capital d’autochtonie  », mobilisée notamment par le sociologue Nicolas Renahy dans Les Gars du coin 3, qui désigne le sentiment d’appartenance collective propre aux ruraux « du cru ». Il y a des codes, une culture, des rites, auxquels les nouveaux venus, pourtant installés depuis sept ans, n’ont pas totalement accès. Rien à voir avec les « néo-ruraux » de l’ère Covid, abonnés au télétravail et déconnectés de leur environnement. Mais quand même : il subsiste un fossé. Et c’est l’une des problématiques agitant la grosse dizaine de personnes du collectif – ainsi résumée par Ludo : « On cherche à davantage s’intégrer dans le réseau local. C’est bien d’être autonomes, mais c’est enfermant de ne se retrouver qu’avec des gens qui ont les mêmes idées. Il faut déborder de nos milieux, ne pas se contenter de la Conf[édération paysanne] ou d’initiatives militantes marquées à gauche. D’où l’importance de participer à des collectifs locaux, qu’il s’agisse d’associations de chiens d’élevage ou de la société de chasse si c’est ton truc. » L’objectif : rompre la logique des bulles sociales, des réseaux affinitaires et de classe, pour bâtir des ponts. Et parfois, ça marche : « Il y a quelques jours, on tenait une table avec les produits de la ferme dans une fête de village où on ne connaissait pas grand monde. Quelques jours plus tard, certaines personnes rencontrées là-bas sont venues assister à un spectacle de théâtre qu’on organisait sur la ferme. Ces rapprochements mettent du temps mais sont très précieux. »

« Piou piou les p’tits oiseaux »

Cela fait sept ans que les complices de la Grange aux Merles sont installés – plus vraiment des néo-ruraux, donc, mais pas non plus des gens du coin. Une dizaine d’amis qui, au sortir de leurs études supérieures en agronomie, ont décidé d’envoyer bouler la vie urbaine et la perspective d’un salaire confortable pour s’installer à la campagne. Ils ont monté une ferme collective bio, basée sur les circuits courts et une agriculture la plus saine possible. Ils y produisent des légumes, du pain, du fromage de vache et de chèvre, de la viande de porc, de la bière, des fraises ou des champignons, qu’ils mettent en vente sur place via leur magasin ouvert deux jours par semaine et dans quelques lieux de la région spécialisés dans les produits bio. Bossant de concert avec des camarades architectes qui ont leurs bureaux à la ferme, ils organisent aussi des événements sur place : spectacles, projections, débats ou concerts. Rien de révolutionnaire mais une démarche qui, dès le départ, se voulait aux antipodes de l’agro-industrie.

Leur trajectoire rappelle celle des étudiants d’AgroParisTech qui, en mai dernier, ont profité de leur remise de diplôme pour dénoncer le modèle dominant et annoncer publiquement leur désertion groupée, fustigeant notamment « une formation qui pousse globalement à participer aux ravages économiques et sociaux en cours 4 ». Le collectif valide le rapprochement : eux qui ont fait leurs études ensemble dans une formation similaire ont également rué dans les brancards le jour de la validation de leur cursus. « Sauf que notre discours était sans doute moins bon  », rigole Adèle. De leurs études, ils ont gardé la conviction qu’il fallait s’engager dans le domaine agricole, mais dans la direction inverse de ce qu’on leur enseignait. « Les tenants et aboutissants de la question agricole sont souvent minimisés, alors que c’est le pilier du système productiviste, au premier plan des dégâts environnementaux », rappelle Tristan. Lui explique qu’il se sentait alors beaucoup plus proche des activistes de la ZAD que des tièdes militants urbains d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). Et qu’à ses yeux claquer la porte des villes était une évidence.

Trouver le lieu adéquat n’a pas été chose aisée, entre cartes de France raturées à l’excès et escapades en pagaille pour prospecter. L’idée était de trouver un territoire neutre, normal, pas phagocyté par l’agro-industrie délirante comme la Beauce, mais pas non plus envahi de néo-ruraux babos comme la Drôme. Une fois l’endroit parfait dégotté et les bâtiments retapés, les premières années ont marqué une confrontation avec la réalité du boulot agricole et du collectif en autogestion qui crisse parfois. Rétrospectivement, ils confessent une certaine naïveté dans l’approche politique. « Il faut bien comprendre qu’on avait 22 ou 23 ans quand on a lancé le projet », rappelle Adèle. « Il y avait des évidences : ne pas bosser pour des gros saccageurs et avoir une démarche paysanne ayant du sens. Mais à côté de ça on était aussi un peu “piou-piou les p’tits oiseaux”. » D’autres comparent leur approche initiale aux satanés colibris de feu Pierre Rabhi – la parabole du petit oiseau qui, face à l’incendie, balance quelques gouttes sur les flammes pour « faire sa part » et inspirer les autres animaux de la forêt, youpi youpi. « On arrivait avec l’idée de faire tache d’huile en créant une ferme agronomiquement intéressante, viable à peu d’hectares par actif et sans utilisation de produits phytosanitaires », détaille Tristan. En clair : montrer par l’exemple qu’un autre monde agricole est possible.

S’ils se déclarent aujourd’hui épanouis dans leurs pratiques et heureux de consommer et de commercialiser des produits échappant à la catastrophe de l’agro-industrie, ils ne se leurrent plus sur cette capacité à faire tache d’huile. « On a compris que notre exemple n’est pas généralisable  », explique Tristan. « On est sur un marché de niche, qui nous permet de vendre nos produits cher, à des gens qui ont un minimum de pouvoir d’achat. Pour imaginer que ça se développe largement, il faudrait que la structuration de la société le permette, ce qui est tout le sauf le cas. C’est une question systémique.  »

Systémique. Le mot clé est lâché. Il reviendra.

« Ne pas se poser en donneurs de leçons »

Pas de méga-fermes dans les environs de la Grange aux Merles, mais beaucoup d’agriculteurs ayant recours aux pesticides ou acculés à une fuite en avant productiviste. Face à ces pratiques néfastes exercées à relativement petite échelle, la critique frontale serait aussi facile que vaine, estime Ludo : « Tu ne peux pas arriver comme une fleur et te poser en donneur de leçons. On sait que les gens qui font des compromis ne peuvent pas faire autrement, ou ne savent pas comment. D’ailleurs, nous aussi, on en fait. On vend nos produits cher. On utilise du pétrole. Et on a parfois recours à de la main-d’œuvre gratuite via le woofing. De manière systémique, eux comme nous, on ne peut pas gagner notre vie sans compromis. »

« Eux comme nous, on ne peut pas gagner notre vie sans compromis. »

Une nécessaire humilité, qui déborde la question des pratiques agricoles. Ainsi, certains membres du collectif disent avoir un temps baigné dans le discours de la « redynamisation du territoire », registre lexical un brin méprisant typique d’assos (pourtant précieuses) comme Terre de liens 5, alors même que le coin où ils sont ­installés n’a rien de sinistré. « Au début on était un peu dans cette posture, comme si on débarquait dans un désert, se rappelle Xavier. Mais c’est loin d’être le cas. Il y a plein d’assos locales ici. Et quand le village voisin organise une fête de la bière, il y a un millier de personnes qui s’y rendent. Nous, quand il y en a cent cinquante qui viennent à nos événements, on est super contents. Du coup, on est beaucoup moins arrogants qu’à notre installation. »

Ne pas s’y tromper : s’ils parlent d’arrogance, celles et ceux de la Grange aux Merles n’ont pas déboulé le couteau entre les dents en hurlant qu’ils allaient rééduquer les bouseux. Pas leur genre. Ce qu’ils disent en substance, c’est qu’il leur a fallu du temps pour saisir le tableau dans son ensemble. Et comprendre que, pour vertueuse qu’elle soit, leur démarche n’était pas suffisante si elle rimait avec repli sur soi. En trouvant une forme d’autonomie individuelle et collective, ils ont certes réalisé un premier pas, tout sauf négligeable. Mais cela ne leur donne pas prise sur le monstre industriel dominant, qui s’accommode fort bien de ces marges paysannes. Ludo résume la situation ainsi : « Quand je me suis installé, il y avait d’abord des aspects individuels évidents. Pour ma compagne et moi, élever notre gamine dans de bonnes conditions, par exemple. Ou bien acquérir des formes d’autonomie, de résilience face à la catastrophe en cours. Mais la part individuelle n’est politiquement garante de rien. Et même si le collectif t’offre l’accès à une autonomie accrue, tu peux vite tomber dans des formes de colibrisme mou, des pratiques qui n’ont aucun autre impact que sur ton bien-être. »

« La part individuelle n’est politiquement garante de rien. »

Cet aspect est désormais entériné par les membres du collectif. Lesquels sont d’ailleurs nombreux à militer dans des structures qui s’attaquent de front aux questions les plus brûlantes générées par l’agro-industrie – de l’accaparement des terres à la bétonisation des campagnes en passant par la pollution imputable à l’élevage intensif. Beaucoup sont par exemple impliqués à la Confédération paysanne, syndicat agricole opposé au magistère de la très industrialo-compatible Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). D’autres s’investissent dans les campagnes des Soulèvements de la Terre, collectif qui multiplie les actions dans toute la France 6. Et un certain nombre affûtent les fourches dans l’éventualité d’un grand projet inutile particulièrement hors-sol actuellement dans les tuyaux des élus des environs. Mais concernant la ferme en elle-même, la véritable question est ailleurs : avant d’envisager le grand soir agricole, il s’agit d’abord de s’enraciner dans un territoire, d’y développer des liens.

« Un exode urbain de malade »

Les paysans et paysannes de la Grange aux Merles considèrent aujourd’hui que leur approche agricole n’est que le pré-requis d’une transformation sociale plus radicale. Ils pensent aussi que cela ne pourra pas se faire en petit comité avant-gardiste, coupé des réalités agricoles dominantes. Alors que beaucoup, dans ces milieux, brocardent la figure du néo-rural, eux y voient plutôt une réalité moins caricaturale et néfaste que celle décrite dans les médias, en tout cas dans leur coin. Dans la lignée de la Conf’, ils estiment qu’un afflux de jeunes désertant la folie des villes serait une bonne chose. Tristan pose les choses ainsi : « Si on veut généraliser l’agriculture paysanne, ce qui indispensable, il faut deux millions et demi de paysans. Un exode urbain de malade ! Et il sera impératif d’opérer ce changement de la manière la plus égalitaire possible, la plus communiste, à rebours des modèles actuels.  »

En attendant, il importe de ne pas se tromper d’ennemi : «  Je préfère que dans le coin il reste des agriculteurs qui s’agrandissent plutôt qu’un gros investisseur étranger rachète des terres et mette des salariés à leur place », estime Adèle. Qui rappelle la situation : « On ne peut pas tous être en vente directe et en circuit court. Les supermarchés ne vont pas fermer du jour au lendemain. On a donc pour l’instant besoin d’agri’ qui font du circuit long. L’idéal serait d’abord qu’ils reprennent la main sur les prix, ce qui leur donnerait la possibilité d’évoluer vers une agriculture moins toxique. »

Parfois des liens se créent, des ponts. Ainsi de la Cuma 7 locale, coopérative de découpe et de transformation de viande, où se retrouvent aussi bien des éleveurs bio que d’autres fonctionnant en conventionnel, et qui mettent en commun des outils indispensables à leur métier. Autre espace de rapprochement, plus inattendu : la chasse. Adèle la pratique, mais armée d’un arc : « C’est une excellente manière de rencontrer tes voisins. Tu as des moments d’échange avec des gens que tu ne rencontrerais sinon pas et qui sont loin de la caricature du viandard.  » Et de citer ce jour où un chasseur, agriculteur conventionnel proche de la retraite, lui a expliqué qu’il aimerait bien transmettre son exploitation à des gens pratiquant le même type de paysannerie que celles et ceux de la Grange. Une petite victoire, pas si anodine.

Fort heureusement, pas besoin de pratiquer la chasse pour faire avancer les choses. Ainsi de Ludo, partisan de l’éducation populaire, qui estime qu’il faut faire feu de tout bois : « Il y a tellement de questions sur lesquelles se bouger, sans faire de hiérarchie des luttes. Ce n’est pas parce qu’on est autonomes dans notre coin que tout est réglé. Il faut un travail quotidien, des formations, des remises en cause, à l’échelle de notre collectif, mais aussi tournées vers l’extérieur. » Question féminisme, par exemple, cela se traduit entre autres par l’implication de plusieurs femmes du collectif dans un festival local annuel dédié à ces problématiques. Avec cette position : pour s’attaquer au modèle destructeur en place, il faut affronter toutes les formes de domination, les mettre chacune sur un même plan.

« On tient la bouffe »

Au final, allant de pair avec l’obsession pour le terme « systémique », une conviction revient : « Ce qu’on apporte doit s’inscrire dans un mouvement global.  » Dans cette optique, les pistes ne manquent pas. Elles peuvent se présenter sous des atours techniques, comme cette proposition avancée par Ludo : « Avec la Conf’, on voudrait créer un label “bête engraissée à l’herbe”, pour différencier de celles nourries au maïs, céréale qui pompe énormément d’eau. Il s’agirait de développer des filières où les pratiques traditionnelles sont mieux valorisées tout en pointant du doigt le gaspillage démentiel de ressources de l’élevage au maïs. Une manière de faire émerger le politique via l’écologique en partant d’aspects prosaïques. » Ces pistes et horizons peuvent aussi brasser plus large, avec en tête les braises encore fumantes des Gilets jaunes. Dans le coin, le mouvement avait bien pris et certains membres du collectif y avaient participé. Un hic cependant : les agriculteurs y étaient au final peu représentés.

Ce manque de conflictualité de la profession, hors luttes sectorielles, fait d’ailleurs réagir Ludo : « On devrait être beaucoup plus présents dans les luttes sociales et écologiques. Les agriculteurs, c’est à peine 2 % de la population [française] pour un poids immense dans le réchauffement climatique 8. » Et Adèle de rêver à une prise de conscience généralisée, portée par des paysans refusant de s’allier aux gros bonnets de l’agriculture industrielle inféodés à la FNSEA et à la pompe à fric européenne : «  Si des paysans et agriculteurs déterminés à vraiment peser se regroupaient pour s’opposer au modèle industriel, ça pourrait avoir un gros impact. Car il ne faut pas oublier une chose : on tient la bouffe.  »

Émilien Bernard

1 Les prénoms ont été modifiés.

2 Le nom a été changé.

3 Les Gars du coin – Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2010.

4 Lire notamment « Appel à déserter : il s’est passé quelque chose à AgroParisTech », Slate (12/05/2022).

5 Fédération qui lutte contre la spéculation foncière et qui propose des solutions aux paysans non conventionnels cherchant à acquérir des terrains ou bâtiments agricoles. De manière générale, elle joue un rôle très important dans la sauvegarde d’un modèle paysan non prédateur.

6 Voir notamment notre article consacré à une action de ce collectif : « To-do list : désarmer le béton, reprendre la terre, sortir les poubelles », CQFD n°200 (juillet-août 2021).

7 Coopérative d’utilisation de matériels agricoles.

8 Le secteur a émis 21 % des émissions de gaz à effet de serre en 2020, selon le bilan publié le 30 juin 2021 par le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa).

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CQFD n°212 (septembre 2022)

Dans ce numéro de rentrée, un dossier les néo-ruraux et le militantisme à la campagne. Mais aussi : une analyse de la flippante offensive des lobbies du nucléaire, des morts de violences policières, un reportage dans l’ouest de l’Espagne où des habitants luttent contre un projet de mine de lithium...

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