Luttes urbaines, luttes rurales
La tentation de la désertion
Il y aura une ferme et un bout de terre, ni trop grand ni trop petit. Une bibliothèque où s’empileront des bouquins sur le maraîchage et les textes de l’anarchiste italien Errico Malatesta. Pas une goutte de pétrole, mais des bêches et des faux. Des marchés. Une salle de projection ouverte à tous les habitants du coin. Un dortoir, refuge pour les militants et les personnes exilées. Et de la joie, des fêtes, l’énergie des lieux où l’on vit et invente, imagine Thibault, 27 ans, en descendant une pinte de blonde à la terrasse d’un bar du quartier de la Guillotière, à Lyon. En face, les yeux de Marie, 26 ans, brillent. Dans quelques années, quand Thibault sera installé, c’est sûr, elle viendra filer un coup de main, une semaine par-ci, un mois par-là. « Qui ne rêve pas d’une vie comme ça ? Dans les milieux écolos, on est beaucoup à parler de s’installer dans des lieux à la campagne. À la base, on était cinq dans le projet de Thibault, mais je me suis finalement retirée. » La raison ? « J’ai un boulot ici, un peu de mal à me projeter et surtout peur de m’éloigner de la richesse des luttes en ville. J’ai l’impression qu’il y a grosso modo deux façons de militer, se battre à l’intérieur ou construire au-dehors », dessine-t-elle à gros traits.
Bien sûr, c’est un peu plus complexe. Luttes des villes et luttes des champs sont « complémentaires » et « les combats sont partout », s’accorde à dire le duo dont l’amitié s’est forgée dans les cortèges et actions du mouvement climat. Reste que bien souvent, les néo-ruraux sont pointés du doigt pour leur déconnexion avec les grandes batailles. Thibault y a réfléchi. Son projet représente pour lui l’aboutissement d’une démarche politique : sa ferme, elle sera « anarchiste, anticapitaliste, liée à son territoire et aux luttes qui l’entoure », ou ne sera pas.
Mais que cachent la petite mélodie du « retour à la terre » et la rengaine enthousiasmante de la désertion ? Il suffit de tendre l’oreille : autour, les rêves de lieux à la campagne se multiplient, et ces « abris », « îlots de résistance », « cabanes » ou « cocons » portent parfois en eux les germes d’une fuite ou d’un confortable repli. « Ma peur, c’est l’entre-soi », met en garde Alex, très impliqué au sein d’Alternatiba-Rhône et salarié de Greenpeace. « Dans tout ce que j’entends, il y a parfois des projets très individualistes. Et le risque, c’est de faire de l’écologie de droite. C’est-à-dire essayer de se sauver tout seul », poursuit-il en parcourant les pentes de son « jardin » où rien ne pousse cet été, les cuves d’eau étant vides. Une vipère passe. On est à une vingtaine de kilomètres de Lyon.
Installés à quatre sur un grand terrain dans les collines, le petit collectif écolo « expérimente des choses » et met des sous de côté dans l’espoir de prendre vraiment le large. « Pour l’instant, on est toujours très liés à la ville : on y va pour des réunions et des actions. Mais on parle depuis longtemps de créer une vraie base arrière rurale, comme on dit dans notre jargon. Un endroit qui soit à la fois un café, un lieu de vie où l’on peut réfléchir, se former, héberger, réparer des vélos et préparer nos luttes. » Ce sera peut-être en Creuse, en Lozère ou ailleurs : « Tout dépend de l’occasion qui se présente », explique-t-il. Mais Alex en est conscient : loin du bitume, il sera peut-être plus compliqué de « transformer la ville ». « Mais on veut se battre pour construire une autre société, et pas une petite bulle. On sait qu’il faut faire très attention. »
S’échapper. S’extraire. Déserter. Fuir. S’éloigner. L’appel est répété en boucle par Guillaume Faburel, enseignant-chercheur à l’Institut d’urbanisme de Lyon (Université-Lyon 2), auteur entre autres des Métropoles barbares 1 et de Pour en finir avec les grandes villes 2. Convaincu qu’on ne peut pas « se limiter à gloser » et lui-même en plein « débranchement » du monde urbain, le géographe assure qu’un début d’exode « éclaté et non coordonné » est bel et bien amorcé. Pour lui, qu’importe si l’on y retrouve pêle-mêle des militants autonomes, des aspirants paysans qui fantasment la vie dans les champs et des bourgeois en quête de vert : toutes les tentatives seraient encourageantes.
« Le géographe assure qu’un début d’exode "éclaté et non coordonné" est bel et bien amorcé. »
« À condition qu’elles permettent de se poser des questions et qu’elles ne soient pas que déplacement », tient à croire l’universitaire, convaincu que l’abandon des villes est une « reprise en main pour ne plus s’en laisser conter sur le gouvernement de nos corps et de nos vies ». Il développe : « Le fil conducteur de ces éclosions et de ce mouvement, c’est l’écologisation des pensées individuelles du politique et le lien au vivant. Et ce lien ne peut pas renaître dans les lieux densément peuplés. » Et de dénoncer « les fadaises de l’agriculture urbaine ou du technosolutionnisme ». L’universitaire planche désormais sur « l’abandon des villes » : « On ne pourra pas faire sans retrouver la mesure, réduire la voilure. Donc on doit démanteler, fragmenter les grandes densités et repeupler d’autres espaces. »
Guillaume Faburel tient à le dire, il n’est « pas effondriste », mais une chose est certaine : « On est dans une orchestration de la fin du vivant par le capitalisme. À partir de là, quels sont nos moyens d’action ? » questionne-t-il, persuadé qu’une grande partie de la réponse est dans l’exode. Pour autant, l’universitaire l’assure : « On ne va pas verser dans les guerres de chapelles avec les militants qui luttent en ville. On ne peut pas se diviser. Il faut être dans la multiplicité des modes d’action, mais le niveau de jeu doit changer désormais. » En parallèle de ce mouvement de départs et de l’ouverture de lieux refuges et d’autonomie à la campagne, il est donc pour lui grand temps de « casser du béton et reprendre de la terre aux villes, si on ne veut pas rapidement entrer dans une guerre des existences », calcule le géographe, qui espère le signal d’un gigantesque « Gang de la clé à molette » adepte du sabotage écologique (comme dans le roman éponyme publié par Edward Abbey en 1975)
En attendant, la métropolisation poursuit son œuvre. Et ni Paris ni Lyon ne vont disparaître en un jour. À ce sujet, les militants du Groupe de recherche et d’action sur la production de l’espace (Grape) rappellent que « 75 % de la population vit en ville » et qu’elles sont le lieu de concentration des pouvoirs. Pour eux c’est clair : « On ne peut pas simplement abandonner la lutte en ville. Les Gilets jaunes l’ont rappelé en investissant l’ouest de la capitale à grand renfort de transpalettes. Et puis la campagne n’est pas le seul espace de création d’alternatives : la grande ville, par sa mixité, son tissu urbain, sa densité offre aussi des possibilités à saisir, même si la répression y est souvent plus forte. » Dès lors, concevoir un projet révolutionnaire massif en ne pensant qu’à l’échelle rurale, sans compter sur le poids démographique des villes, semble difficile à imaginer. Et le Grape d’assurer : « Pour mettre en œuvre des organisations de transformation pratique de l’existence, il faut des fronts de contestation et des bases arrières. »
Mais il y a urgence. L’été caniculaire en a encore fait la démonstration : la fournaise et la saturation des villes annoncent un monde invivable à court terme, surtout pour les plus précaires et ceux qui n’ont que le béton pour horizon. Et comme « l’exode urbain n’est accessible matériellement et idéologiquement qu’à une certaine classe moyenne-sup ou déjà intégrée à des réseaux », rappellent les militants du Grape, le combat doit être « partout ». Et d’abord en ville, estiment-ils : « En finir avec la métropolisation, son caractère brutal et néolibéral, est indispensable. Mais il faut parvenir à imaginer et créer d’autres formes de densité et de mutualisation à partir de l’existant. Transformer nos villes. Maintenant. Radicalement. »
1 Les Métropoles barbares – Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le Passager clandestin, 2018.
2 Pour en finir avec les grandes villes – Manifeste pour une société écologique post-urbaine, Le Passager clandestin, 2020.
Cet article a été publié dans
CQFD n°212 (septembre 2022)
Dans ce numéro de rentrée, un dossier les néo-ruraux et le militantisme à la campagne. Mais aussi : une analyse de la flippante offensive des lobbies du nucléaire, des morts de violences policières, un reportage dans l’ouest de l’Espagne où des habitants luttent contre un projet de mine de lithium...
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Paru dans CQFD n°212 (septembre 2022)
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Mis en ligne le 09.09.2022
Dans CQFD n°212 (septembre 2022)
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