Panique métaphysique sur grand écran

Éco-bourgeoisie ou barbarie

Dans le film As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, en salles depuis le 20 juillet, un conflit tortueux oppose néo-ruraux écolos et paysans fachos. On en oublierait presque la place qu’occupe chacun dans les rapports de production.
Collage de 6col

Ici le néo est massif et sombre ; il sirote du vin cuit au comptoir de la taverne vêtu de sa combi de travail. Il est inséré dans le décor rural et son statut social ne saute pas aux yeux du spectateur. Mais rien dans As Bestas de Rodrigo Sorogoyen ne saute aux yeux, et c’est ce qui est intéressant.

Voici un couple de Français installés en Galice. Ils ont une cinquantaine d’années, se démerdent en castillan, ont l’air de gérer la pousse des salades comme il faut. Seul problème : leurs voisins péquenauds ne les aiment pas, mais alors du tout. C’est que les néos ne font pas seulement pousser des tomates. Ils sont persuadés de faire le bien en menant leur vie – ce sont des bourgeois. Ils retapent des maisons en vieilles pierres pour rendre son âme au bled et s’opposent à l’installation d’éoliennes – ce sont des écolos.

Les péquenauds, eux, aimeraient empocher le pognon des éoliennes, acheter un taxi, vivre en ville. Alors ils menacent les néos, sabotent leurs tomates, rôdent sans cesse autour d’eux, pour que, enfin, ils se cassent d’ici. Acharnés dans leur bon droit – eux « ne font de mal à personne » –, les néos aperçoivent pourtant au tréfonds de leur conscience que quelque chose cloche. Ainsi la femme néo dit-elle à l’homme néo : « Tu sais, eux ils n’ont pas le choix de changer de vie comme on le fait nous. »

Sur le papier, voilà posée la base d’un beau conflit de classe en mode rural. Mais l’affaire est plus compliquée que ça : As Bestas, derrière ses atours modernes (longues conversations tendues comme des saucisses trop pleines et filmées en plans-séquences), se la joue grand cinéma à l’ancienne, se fadant les contradictions sociales sur le terrain du mythe (c’est comme si que les choses se passaient pour la première fois, dans un matin du monde où les corps se heurtent, dominés qu’ils sont par des forces plus puissantes qu’eux).

Les voisins vachers qui s’opposent aux néos sont deux frères terribles, l’un taiseux qui-parle-aux-chiens-par-le-regard, l’autre au verbe rongé par une haine fascisante qui veut bouter les Français hors d’Espagne. À l’arrière-plan : la mère, femme-utérus enfanteuse de monstres. J’exagère, car tout ça quand même veut rester réaliste, mais le cœur y est : il y a du Mal dans cette affaire, et la contradiction sociale prend la forme d’une opposition entre civilisation et sauvagerie – écolos urbains vs barbares autochtones.

« J’exagère, car tout ça quand même veut rester réaliste, mais le cœur y est : il y a du Mal dans cette affaire. »

On reconnaît là un vieux motif du cinéma américain des années 1970 : c’est Délivrance (1972) de John Boorman, où des cadres attachés à renouer avec la nature se heurtent à des rednecks néandertaliens qui enculent l’un d’entre eux ; c’est Les Chiens de paille (1971) de Sam Peckinpah, où un intello à lunettes parti se mettre au vert est forcé d’assister au viol de sa femme par des prolos du cru. Ces films (via le pénis autochtone) aboutissaient à un transfert de sauvagerie : pour se défendre face aux jacques, les urbains allaient chercher en eux-mêmes la violence primitive refoulée et empruntaient la voie du sang. C’étaient de bons films de droite.

Cinquante ans plus tard, As Bestas est un film de gauche qui refuse de basculer dans le massacre. Les néos, alors même que les flics locaux ne se montrent guère empressés à les défendre, restent droits dans leurs bottes en caoutchouc. Acharnés jusqu’au masochisme et par-delà la mort même, ils attendent que l’histoire et le droit manifestent qu’ils sont de leur côté. Il y a du western dans As Bestas mais, dans le conflit qui oppose la civilisation aux Indiens, la violence ici est l’apanage de ces derniers : la moustache de José Bové a remplacé celle du général Custer 1.

Mais enfin, qu’est-ce que ça dit, alors, ce film ?

In fine, ça dit la nécessité du processus de civilisation face aux hordes primitives qui continuent de peupler les campagnes. Mais avant de se fixer sur cette délirante vue de l’esprit, le regard porté sur les personnages tournoie comme un cheval fou pris dans un enclos. C’est un métronome : tic les pauvres ont leurs raisons ; tac les pauvres sont des sauvages ; tic leur sauvagerie a ses raisons ; tac la sauvagerie porte en elle un mal intrinsèque et finalement métaphysique.

Tout au long du film, cette épuisante pulsation tisse un mouvement de balancier entre mégafantasme bourgeois et regard matérialiste. On peut y voir une hésitation entre deux définitions du cinéma ; mais ici le balancier rend surtout compte d’une forme de panique sociale, celle qui étreint la bourgeoisie-sensible-au-bien-commun quand elle fait face à des gens ne voulant pas être sauvés par elle. Alors As Bestas dit : à un certain stade de conflictualité, il n’est pas possible d’être bourgeois et de gauche.

É. Minasyan

1 Général de cavalerie américain, George Armstrong Custer est l’une des principales figures des guerres menées contre les Amérindiens au xixe siècle.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°212 (septembre 2022)

Dans ce numéro de rentrée, un dossier les néo-ruraux et le militantisme à la campagne. Mais aussi : une analyse de la flippante offensive des lobbies du nucléaire, des morts de violences policières, un reportage dans l’ouest de l’Espagne où des habitants luttent contre un projet de mine de lithium...

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