Les vivants ne meurent jamais
Résistance : « L’invention du passage à l’acte »
« Un peu de conscience s’éveillait çà et là, une minuscule et vacillante protestation qui ne savait pas quelle forme elle pourrait bien prendre. On se cherchait à tâtons, dans l’obscurité. » L’homme qui s’exprime ainsi 1 s’appelle Jean Cassou. Romancier, poète, critique d’art, il fait partie des quelques rares personnalités françaises à avoir choisi la voie de la résistance dès l’été 1940, quand dans le vent brun de l’histoire tout était à bâtir. Pas d’expérience concrète, pas de véritable structure clandestine, pas d’aide extérieure, simplement l’expression d’un non viscéral proclamé par quelques hommes et femmes regroupés au sein d’un petit cercle, le réseau dit du musée de l’Homme (en référence à ce lieu consacré à l’ethnographie où travaillaient celles et ceux qui ont posé les premiers jalons du réseau).
D’abord centré sur Paris avant de lancer des ramifications là où d’autres non s’élevaient, comptant dès octobre 1940 une centaine de membres plus ou moins impliqués, le réseau plante sur le vif les premières graines de sédition : propagande clandestine (notamment via le journal Résistance), évasion de prisonniers, renseignement à destination des Anglais… Mais ces vivants jouent gros : leur vie. Dès janvier 1941 et suite à une trahison, les premières arrestations frappent le groupe, vite décimé. Un procès tenu en janvier 1942 viendra sceller le sort de ses principaux organisateurs et organisatrices : dix peines capitales (les trois femmes condamnées seront finalement déportées). Et le 23 février 1942, à 17 heures, sept hommes sont fusillés au Mont-Valérien : Jules Andrieu, Georges Ithier, Anatole Lewitsky, Léon-Maurice Nordmann, René Sénéchal, Boris Vildé et Pierre Walter.
C’est sur une terrible évocation de cette macabre scène que se clôture Des vivants (éditions 2024, octobre 2021), magistrale mise en scène graphique et orale d’un histoire trop peu connue. Au scénario, les auteurs Raphaël Meltz et Louise Moaty, qui ont écumé les bibliothèques et les archives pour réaliser ce tour de force : tous les dialogues structurant le long récit correspondent à des paroles ou à des écrits de feu les acteurs de cette histoire. Quant au dessin, signé Simon Roussin, il offre une atmosphère onirique au déploiement des voix, peignant un Paris aux couleurs vives et au ciel strié de lourdes menaces. Les nuages s’accumulent, les vivants les défient. Formulé par l’une des pionnières du réseau, Sylvette Leleu 2 : « C’était ça, la Résistance, tout simplement : le refus des choses que l’on ne pouvait pas admettre sur le plan moral. Le refus d’une certaine forme de vie inadmissible pour des gens libres. Le refus, et après : beaucoup d’actes. »
Pour cet entretien, les trois auteurs de Des vivants ont choisi de mêler leurs voix en une seule. Sans doute par souci de cohérence avec leur démarche : laisser toute la place à ces autres voix, humbles et si puissantes, qu’ils et elle ont entrepris de sortir de l’oubli.
⁂
Votre récit accorde beaucoup de place au musée de l’Homme et au milieu de la recherche ethnologique. Pourquoi était-ce si important pour vous d’insister sur ce musée en tant que tel, alors que les ramifications hors de ses murs sont vite très nombreuses ?
« Ce qui nous a attiré au début du projet, c’était ce mélange entre deux histoires : d’une part celle d’un musée d’ethnographie de la fin des années 1930, porteur des ambiguïtés mais aussi des avancées de l’époque dans la vision de ce qu’est l’humanité, et d’autre part celle des tout premiers résistants. Ce musée et les gens qui y travaillent sont passionnants : à la fois architecturalement (d’où la grande présence du bâtiment tout au long du livre, mais aussi des objets qu’il présente), intellectuellement (ce sont les grandes heures de l’ethnographie française, et le musée offre une pensée novatrice, car transversale, de l’humanité), politiquement (son directeur Paul Rivet est un pionnier de l’union de la gauche qui aboutira au Front populaire, et l’un des fondateurs du Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes) et internationalement (lutte explicite contre le nazisme, accueil de chercheurs réfugiés).
Et en même temps – c’est toute la complexité de cette période – le musée s’appuie sur le ministère des Colonies, et la classification scientifique par “race” n’est pas remise en cause, même s’il s’agit d’expliquer au public que toutes lesdites “races” sont égales entre elles : le musée est explicitement présenté comme un “rempart face à la vague raciste qui menace le monde”. Il y avait donc une évidence à ce que beaucoup de personnes du musée soient résistantes. Mais c’est vrai que les ramifications du réseau se sont très vite étendues à toute la France, et c’est d’ailleurs une de ses particularités : plus d’un an avant l’intuition de Jean Moulin, il s’agit déjà de raccorder des gens agissant dans des lieux parfois très lointains les uns des autres. Reste que le musée a servi pendant très longtemps de centre névralgique : c’est ici que le réseau a été conçu dans son ensemble, et c’est ici aussi que travaillait le trio fondateur, Yvonne Oddon, Boris Vildé, et Anatole Lewitsky. »
Ces premières heures de la Résistance, 1940-1942, ne sont pas les plus connues. Or c’est un moment très fort, car il s’agit alors de tout inventer, d’improviser les premières esquisses de réseau et d’action…
« C’est en partie pour ça que ce sujet s’est imposé à nous. Il faut s’imaginer l’été 1940 : la résistance, on ne sait pas comment la pratiquer, on ne sait même pas comment la nommer. C’est d’abord une simple impulsion, une “douleur physique”, comme dit Boris Vildé quand il voit des soldats allemands, une réaction au “spectacle irréel” qu’est Paris occupé (Jean Cassou). De ces réactions primaires naît l’invention du passage à l’acte, et c’est ce qui nous a tout de suite semblé passionnant, quand nous avons plongé dans les souvenirs des différents personnages. C’est pour ça que la notion d’“invention de la Résistance” est si présente dans le livre : les rencontres, les discussions, les premiers actes un peu maladroits parfois, le futur aussi (ils commençaient déjà à programmer des actions armées). On a voulu faire partager au lecteur ce mouvement allant de la conviction intime au projet collectif, de la notion au geste – mais aussi de la prise de risque à la condamnation finale. »
En parallèle, il y a aussi une forme de maladresse, de naïveté. Comme le dit Germaine Tillion : « En se reliant les unes aux autres, les équipes accroissaient leur part de danger. Ce manque d’étanchéité constituait une grande faiblesse. On recrutait trop pour vivre longtemps. » Par moments, il y a même cette impression de sacrifice, bien représentée par Boris Vildé. Comme s’il avait fallu une première génération non-professionnelle de la Résistance pour qu’ensuite viennent d’autres vagues, plus aguerries...
« Le côté sacrificiel est en effet important chez Boris Vildé – mais dans son cas, c’est plus une histoire de caractère personnel (on retrouve cette étonnante relation à la mort dans son très beau journal, écrit en prison 3). Ce qu’on peut dire plutôt, c’est que certains des premiers résistants n’avaient pas vraiment conscience du danger – lequel était moindre, de fait, au tout début. Dans une lettre de 1942, Yvonne Oddon rappelle que pour un même acte (en l’occurrence, publier un journal clandestin), on est passé en quelques temps d’une peine de six mois de prison à la peine de mort. L’enthousiasme des débuts, qui était une sorte d’instinct vital et qui parfois en effet se traduisait par une forme de naïveté, s’est transformé petit à petit en une sorte de professionnalisation (choix de pseudos, cloisonnement, etc.). C’est par exemple notable lorsque Pierre Brossolette entre dans le réseau (un des passages qu’on n’a pas pu garder dans le livre, on l’évoque seulement dans les notes). Malheureusement, pour beaucoup de nos personnages, ça arrivera trop tard. Et la génération suivante, à partir de 1941, sera beaucoup plus attentive aux menaces. »
Votre récit est basé sur un parti pris radical concernant les dialogues, que vous résumez ainsi : « Tous les mots [que les personnages] prononcent sont les leurs : paroles trouvées dans leurs lettres, journaux, témoignages, entretiens, souvenirs. » Pourquoi ce choix, appuyé par un appareil critique rigoureux en fin d’ouvrage resituant chaque dialogue ? Est-ce qu’il y avait la peur de toucher à quelque chose de « sacré » ?
Ce n’était pas du tout notre choix à l’origine. C’est venu en commençant vraiment le travail scénaristique, d’une part en plongeant dans les textes des différents personnages, d’autre part en nous interrogeant sur le type de dialogues que nous cherchions. Il est apparu soudain inimaginable de remplacer ces paroles qui existaient déjà (et qui étaient souvent très fortes), par des dialogues bricolés qui risquaient de sonner faux. Lorsque nous avons eu l’idée de ce dispositif, la question principale était, finalement, technique : était-il possible de faire une bande dessinée de 250 pages sans narrateur, sans voix off, et sans inventer le moindre dialogue, même quand nous n’avions pas de matière ? Sachant que plusieurs des membres les plus importants du réseau n’ont laissé quasiment aucune trace... Nous avons fait des essais à trois pour voir si c’était envisageable (esquisse de scénario et de découpage), puis nous avons avancé à deux (scénaristes), en cherchant souvent de nouveaux stratagèmes pour arriver à nos fins. Et au moment du dessin, l’ellipse et les séquences muettes ont joué un grand rôle, justement pour pallier les manques. C’était bien sûr une forte contrainte, avec un côté un peu oulipien 4 qui rajoutait un plaisir d’écriture et de dessin, mais cela permettait de satisfaire un désir de rigueur morale et d’honnêteté vis-à-vis de ceux dont on racontait l’histoire, dont nous n’oubliions pas qu’ils l’avaient véritablement vécue.
« Il est apparu soudain inimaginable de remplacer ces paroles qui existaient déjà (et qui étaient souvent très fortes), par des dialogues bricolés qui risquaient de sonner faux. »
C’est peut-être à cet endroit-là que résidait pour nous le “sacré” : dans le fait qu’ils avaient été ces “vivants”, et que nous ne voulions pas les trahir. Mais cela ne nous empêche pas d’être conscients que, par le simple fait de choisir certaines scènes, certains mots, certaines personnes, certains cadrages, plutôt que d’autres, cette bande dessinée comporte une part de fiction. C’est pourquoi les notes cherchent, autant que faire se peut, à préciser la vérité historique de façon la plus rigoureuse possible. »
Question graphisme et illustrations, il y a des choix très forts, notamment au niveau des couleurs, avec l’omniprésence du vert et du violet. Mais il y a aussi cette quasi-absence de la soldatesque SS, un côté non-martial dans la représentation de la Résistance. Avec notamment cette citation de Paul Rivet, observant des troupes allemandes depuis le parvis du musée : « Soldats de plomb... Je les supprime de mon champ visuel. » Pourquoi ce choix ?
« C’était un choix de Simon à l’origine : sortir des représentations classiques de la Seconde Guerre mondiale, avec les sempiternels nazis dans leurs imperméables et leurs tractions avant… On a d’ailleurs choisi de ne jamais donner la parole aux nazis, alors qu’on avait de quoi écrire leurs dialogues (notamment avec les notes du juge allemand en charge du procès du réseau). C’est pourquoi en effet cette phrase de Paul Rivet est une belle métaphore du projet du livre : raconter la Résistance du point de vue de ceux qui la font, pas de ceux contre qui ils luttent.
« Raconter la Résistance du point de vue de ceux qui la font, pas de ceux contre qui ils luttent. »
Notre livre est construit sur un double mouvement en apparence contradictoire : puisque nos dialogues sont entièrement construits à partir des mots réellement utilisés par nos personnages, nous avions sans doute besoin de plus de distance par rapport au réalisme dans le dessin. Les couleurs non réalistes (et limitées, puisqu’il n’y a que trois teintes en plus du noir) permettent de créer un décalage important : ce que nous proposons, c’est une représentation du réel, et non pas un pseudo-réel présenté comme tel. Ce qui est renforcé par le dessin de Simon, dans une ligne claire précise mais poétique : les personnages réels deviennent des héros de bande dessinée, des sortes d’archétypes qui nous permettent d’échapper à un simple travail documentaire. »
Une citation de Germaine Tillion revient deux fois dans l’ouvrage, au tout début et en conclusion : « J’ai répété ce que j’ai entendu. L’histoire est finie »...
« Là encore, c’est une métaphore qui nous plaît : de la même façon que Germaine Tillion cite dans cette phrase un conteur des Aurès 5, nous faisons un livre en citant d’autres voix que les nôtres (c’est pourquoi, à la fin, nous adaptons sa formule : “Nous avons répété ce que nous avons entendu”). Le livre donne une place importante à des moments que nous avons appelés “effets de mémoire” : un des personnages, dans une scène donnée, se détache du présent et commence à se souvenir de cette même scène. Il parle soudain au passé de ce qu’il a vécu ; et dans le dessin, tout ce qui l’entoure mute vers une forme fantomatique. Ce n’est qu’à la fin de notre travail que nous nous sommes rendu compte qu’en réalité le livre en entier était une mise en abyme de cette question des souvenirs, des traces, en incarnant la façon dont la mémoire, celle des survivants, puis la nôtre, se structure face à quelque chose qui nous échappe toujours. »
1 Dans La Mémoire courte, Éditions de Minuit, 1953.
2 Elle s’exprimait en 1975 dans l’émission « Résister, c’est dire ».
3 Journal et lettres de prison, Allia, 1997.
4 Référence à l’Oulipo (« Ouvroir de littérature potentielle »), groupe d’écrivains et de mathématiciens fondé en 1960 afin d’explorer les potentialités de la contrainte dans la création littéraire.
5 Jeune ethnologue, Germaine Tillion a mené des recherches en Algérie dans le massif des Aurès à partir de 1935 avant de rentrer en France en mai 1940 puis de s’engager dans la Résistance.
Cet article a été publié dans
CQFD n°212 (septembre 2022)
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Paru dans CQFD n°212 (septembre 2022)
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Mis en ligne le 16.09.2022
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