Entretien avec Jeanne Burgart Goutal
« L’écoféminisme invite à dépasser les dualismes »
Mot honni des féministes tant il a servi de prétexte à des millénaires d’aliénation des femmes, la notion de « nature » (au sens large) semble aujourd’hui s’offrir une virginité : « L’Amazonie, ma chatte, arrêtez de tout raser ! », peut-on lire sur certaines pancartes lors de manifestations écolos.
La défense de la nature – et par extension celle des terres – figure ainsi en bonne place à l’agenda de certaines féministes, à l’instar de celles qui ont tenu des barricades à Notre-Dame-des-Landes tout en fustigeant le sexisme de certains de leurs camarades de lutte. Ou d’autres ayant organisé un week-end en mixité choisie à Bure, notamment pour se réapproprier leur pouvoir d’agir face aux sbires de l’Andra1. Discrète ces dernières décennies, cette articulation des luttes ne date pourtant pas d’hier : Françoise d’Eaubonne, penseuse libertaire, théoricienne de l’écoféminisme et saboteuse de première classe défendait déjà vertement dans les années 1970 la nécessité de mener ces deux combats de front2.
Cet apparent antagonisme de départ – défense des femmes, défense de la nature – apparaît donc soluble dans un certain féminisme. Et c’est pourquoi on a demandé à Jeanne Burgart Goutal de nous en dire plus, sachant qu’elle a largement défriché le sujet dans son livre Être écoféministe. Théories et pratiques.
Du combat des habitants de Plogoff (Finistère) contre l’implantation d’une centrale nucléaire dans les années 1980 à la mobilisation actuelle contre l’enfouissement de déchets radioactifs à Bure (Meuse), les femmes semblent investir massivement les luttes pour la défense des terres. Comment le comprendre ?
« La question est délicate et je n’ai pas de réponse tranchée, mais on peut soulever plusieurs hypothèses.
Si l’on prend le cas de Plogoff, l’omniprésence des femmes dans la lutte peut s’expliquer par le contexte. À l’époque, l’économie locale reposant sur la pêche, les hommes étaient souvent en mer. Ce sont donc les femmes qui ont dû mener le combat. Parce qu’elles restaient sur place avec les enfants, ce sont également elles qui ont les premières saisi l’étendue des risques de dégradations que faisait peser sur leur environnement immédiat le projet de centrale nucléaire.
On n’a donc pas besoin de prétendre que les femmes seraient essentiellement plus proches de la nature : il suffit d’une explication sociologique reposant sur l’analyse de la division sexuelle du travail. Dans la plupart des sociétés, ce sont les femmes qui sont chargées de s’occuper des corps et en particulier des corps vulnérables : nourrir les enfants, s’occuper des vieux, des personnes malades. Or, les dégradations environnementales que peut, par exemple, produire l’enfouissement de déchets radioactifs ont un impact sur la santé. Et parce que ce sont les femmes qui seront chargées de s’occuper des corps vulnérables, elles ont plus immédiatement conscience de l’impact de certains projets dégradant à la fois l’environnement et la santé. »
Selon Starhawk, autrice et activiste américaine, les oppressions « de race, de sexe, de classe, et la destruction écologique » seraient imbriquées. C’est d’ailleurs le point de départ de la pensée écoféministe. Quel lien entre les violences faites aux femmes et celles faites à la terre ?
« On peut trouver certaines analogies entre ces oppressions et la destruction des terres : des mécanismes similaires d’objectivation, de réification, d’exploitation, de domination par la violence... Et de réels liens de causalité.
À ce sujet, il est éclairant d’observer ce qui se met en place autour de grands projets industriels. En Amérique du Sud, par exemple, les projets d’extraction minière dévastent l’environnement de nombreuses communautés rurales, souvent indigènes. Et ils ont recours à une main-d’œuvre massive, généralement masculine. Des hommes déracinés, qui se retrouvent loin de leur foyer. Sur place, cela crée de nouvelles violences à l’égard des femmes : une recrudescence des viols, un business de la prostitution... Plusieurs collectifs sud-américains, comme le Colectivo Casa et le Renamat, mettent en exergue ces imbrications, sur lesquelles se penche également le documentaire Ni les femmes ni la terre (2018), de Marine Allard, Lucie Assemat et Coline Dhaussy. »
Vous évoquez dans votre livre l’exemple des Bombes atomiques, un collectif qui s’est notamment illustré en organisant, en septembre 2019, un rassemblement à Bure « entre femmes, lesbiennes, personnes trans, intersexes, non binaires… » Comment analyser ces ponts entre luttes pour la défense des terres et luttes LGBT ?
« L’écoféminisme, dont se revendiquent les Bombes atomiques, invite à dépasser les dualismes : nature/culture, humain/animal, corps/esprit, masculin/féminin... Avant de découvrir l’écoféminisme, je m’intéressais surtout au féminisme queer de Judith Butler et Donna Haraway, qui appelle à sortir de la binarité. Et c’est une pensée que j’ai retrouvée dans l’écoféminisme, contrairement au cliché qu’on en a souvent. D’ailleurs, dans les années 1970-1980, il y a eu des passerelles entre les écoféministes et le mouvement de retour à la terre mené par des “lesbiennes séparatistes” qui ont créé des communautés rurales non mixtes, notamment aux États-Unis, dans l’Oregon. »
Comme vous l’évoquiez, l’investissement des femmes dans les luttes pour la terre est également fortement ancré dans les pays du Sud, en Amérique latine, mais aussi en Inde, où est né le mouvement Chipko. Quelle est son histoire ?
« Le mouvement Chipko a pris racine dans les années 1970 à Mandal, au nord de l’Inde. À l’époque, les habitants avaient créé une coopérative locale avec un atelier de fabrication d’outils agricoles. Eux attendaient que le service forestier leur alloue des parcelles de forêts pour leur activité, ce qu’il a refusé, avant d’en vendre certaines à un fabricant de matériel de sport. Les mobilisations ont alors commencé et les femmes y ont pris part massivement. Elles ont protégé les arbres avec leurs propres corps pour empêcher qu’ils soient abattus.
D’après la militante écoféministe Vandana Shiva, il s’agissait au début d’un mouvement assez mixte, puis la contestation est devenue plus féminine et plus clairement écologiste. Parce que les intérêts des hommes et des femmes divergeaient. Les hommes se satisfaisaient de gagner la première partie de la lutte : ce n’était pas à une entreprise extérieure d’exploiter les arbres, mais à eux, localement. Les femmes avaient d’autres ambitions : pour elles, que ce soit une entreprise extérieure ou leurs propres mecs qui détruisent la forêt revenait au même. Au fur et à mesure, la lutte leur a permis une forme d’émancipation : leur rôle a changé dans la communauté, elles ont réclamé une place dans les instances de décision locales et le mouvement a obtenu un moratoire de quinze ans sur la coupe des arbres dans deux États du nord de l’Inde. »
Vous dites qu’on ne peut pas pour autant qualifier d’écoféministes certaines luttes pour la terre menées dans les pays du Sud, pour la bonne raison que « les femmes de ces mouvements récusent explicitement ces étiquettes » : celle de féministes comme celle d’écologistes...
« Dans le contexte d’une ancienne colonie comme l’Inde, on peut soupçonner d’impérialisme les notions exportées par l’Occident, comme “écologie” et “féminisme”. D’autant que des arguments pseudo féministes ont historiquement été mis au service du discours colonialiste, en infériorisant les Indiens et en taxant en bloc leur culture de barbare et arriérée, à cause de certaines traditions patriarcales.
Plutôt que de faire de ces femmes en lutte pour la terre des “écoféministes à leur insu”, il me semble plus intéressant d’essayer de comprendre comment elles définissent elles-mêmes leur mouvement, comment elles formulent ce au nom de quoi elles s’engagent. C’est tout l’enjeu d’une pensée décoloniale : apprendre à se décoloniser au lieu de plaquer nos concepts et nos mots d’ordre partout. »
1 Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.
2 Lire à ce sujet Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme de Caroline Goldblum et Françoise d’Eaubonne, paru au Passager clandestin en 2019.
Cet article a été publié dans
CQFD n°200 (juillet-août 2021)
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Paru dans CQFD n°200 (juillet-août 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Marine Summercity
Mis en ligne le 12.07.2021
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