En 2019, la ministre de la Défense Florence Parly reconnaissait que les armées avaient « l’empreinte environnementale la plus importante de l’État ». Cependant, la Grande Muette mérite toujours son surnom : il est très difficile d’obtenir des données précises. Cette même année 2019, la base 118 de Mont-de-Marsan, qui abrite le très surveillé Centre d’expertise aérienne militaire, accueillit le « NATO Tiger Meet », l’un des plus grands rassemblements d’escadrilles de l’Otan depuis 1961. Rien ne filtra concernant les activités militaires, même du point de vue environnemental et énergétique : « L’armée, c’est un État dans l’État. Nous n’avons aucune donnée sur la consommation de carburant et les émissions de CO2. Tout est du registre du secret-défense », confie un agent de la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) locale. Quant au service communication de la base 118, malgré une demande écrite et plusieurs appels téléphoniques, il n’a jamais répondu à nos questions.
[|Transparence lacunaire et greenwashing
|]
Une seule fois, en 2012, le ministère de la Défense s’est essayé à la transparence sur le sujet, en publiant un bilan carbone des activités militaires. Résultat pour l’année 2010 : une estimation d’un peu plus de 5 millions de tonnes d’équivalent CO2. « L’objectif que la France s’est fixé – réduire par quatre les émissions de gaz à effet de serre – est très difficile à atteindre pour le ministère de la Défense sans toucher à son cœur de métier », reconnaissait le rapport. Et encore : le calcul était très lacunaire, ne prenant en compte ni les émissions liées à la fabrication, à la possession et au démantèlement du matériel de guerre, ni les opérations extérieures (Opex). Le recours aux énergies fossiles semble pourtant considérable lors de ces fameuses Opex : en décembre 2015, un peu plus d’un an après le déclenchement de l’opération Barkhane, le Service des essences des armées indiquait avoir fourni près de 100 000 m2 (100 millions de litres) de carburant aux troupes déployées au Sahel depuis le début de l’opération.
Le recours aux énergies fossiles semble pourtant considérable lors de ces fameuses Opex.
Dans ce contexte, le ministère de la Défense mène aussi des opérations de greenwashing. En septembre 2021, au congrès mondial de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) à Marseille, Florence Parly a vanté une stratégie visant à « compenser les émissions de gaz à effet de serre du ministère par des solutions fondées sur la nature : en créant des puits naturels de carbone, en restaurant des tourbières, et en gérant mieux nos prairies et nos espaces boisés ».
L’armée s’intéresse également aux agrocarburants dits de deuxième génération développés pour se substituer, au moins partiellement, au kérosène. L’Onera (Office national d’études et de recherches aérospatiales) prépare une certification des moteurs des avions Mirage 2000 et Rafale à l’usage des carburants dits alternatifs. « Je pense que l’on mesure mal le décalage profond entre les préoccupations des écologistes, notamment l’enjeu de la décroissance, et la vision qui est dominante dans l’aviation civile et militaire, souffle un technicien à l’Onera dans la banlieue toulousaine. Clairement, il se dessine un avenir dans lequel des millions d’hectares de champs de maïs produiront les agrocarburants pour l’aviation, au détriment des espaces forestiers naturels qui vont quasiment disparaître. » D’ailleurs ici, il n’est jamais question de meilleur rendement des réacteurs. « Les biocarburants doivent s’adapter aux moteurs aéronautiques, et non l’inverse : être “drop in”, prêts à l’emploi dans les moteurs existants », peut-on lire dans un communiqué récent de l’Onera.
[|Le nucléaire français : une énergie décarbonée, sauf au Niger|]
Mardi 9 novembre, Emmanuel Macron a annoncé la construction de nouveaux réacteurs nucléaires en France : « Si nous voulons payer notre énergie à des tarifs raisonnables et ne pas dépendre de l’étranger, il nous faut […] investir dans la production d’énergies décarbonées sur notre sol », a-t-il justifié. Un discours erroné, pour ne pas dire hypocrite, puisque qu’EDF est toujours complètement dépendante d’uranium importé, notamment du Niger (ce pays, parmi les plus pauvres de la planète, fournirait à lui seul près de 30 % des besoins des centrales françaises). Le groupe Orano (ex-Areva, ex-Cogema) y est présent depuis plus d’un demi-siècle et ces dernières années, l’armée aussi. En 2013, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, y a envoyé le COS, le commandement des opérations spéciales, pour renforcer la sécurité des principaux sites d’exploitation d’uranium, Imouraren et Arlit.
Et à nouveau, comme il n’y a pas de données officielles concernant l’usage des énergies fossiles lors des Opex, lorsqu’il s’agit pour l’exécutif français de vanter la « faible » empreinte carbone du nucléaire, les manœuvres militaires au Niger ne sont jamais prises en compte. Joint par téléphone, puis par mail, le ministère de la Défense n’est pas parvenu à répondre à nos questions, arguant que la « demande porte sur une masse colossale d’informations ».
Il faut dire que même si leur nombre est censé baisser progressivement, près de cinq milliers de militaires français sont encore déployés dans la bande sahélo-saharienne afin de lutter contre le « terrorisme islamiste ». Déjà au cœur de l’activité africaine de production d’uranium pour Orano, le Niger est devenu un hub militaire international du Sahel : l’armée française dispose à Niamey d’une « base aérienne projetée » qui accueille les avions de chasse de l’opération Barkhane, des Mirage 2000 C et 2000 D, offrant « une capacité de reconnaissance et de frappes », peut-on lire sur le site du ministère de la Défense.
En matière d’approvisionnement énergétique, la France a ses priorités. Et lorsqu’il s’agit de réduire concrètement ses émissions de gaz à effet de serre, elle sait faire preuve de cynisme.
[/Jean-Sébastien Mora/]
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L’armée US, championne des émissions
En 2019, une étude réalisée par des chercheurs de la Boston University (« Pentagon Fuel Use, Climate Change, and the Costs of War ») a montré que la consommation de carburant du ministère étatsunien de la Défense dépassait les 59 millions de tonnes de CO2 par an, en comptant les émissions « non standard » lors des opérations de guerre et des exercices majeurs – soit les émissions annuelles en gaz à effet de serre de dizaines de millions de voitures de tourisme. Dit autrement, si elle était un pays, l’armée US serait classée au-dessus de la Suède qui, toutes activités civiles, commerciales et militaires confondues, en avait produit 50,8 millions de tonnes en 2017, année de référence de l’étude.)]