Entre l’armée et l’école, une relation qui dure

À l’Éducation nationale, la patrie reconnaissante

Peu avant Noël, les élèves de l’académie d’Aix-Marseille étaient invités à envoyer un dessin aux militaires de l’opération Sentinelle, loin de chez eux pour les fêtes. Une initiative qui s’inscrit dans une dynamique bien plus large. Tour d’horizon des stratagèmes développés par l’armée pour squatter les bancs de l’école.
Dessin de Baptiste Alchourroun

« Au moment des fêtes de fin d’année 2021, de nombreux soldats seront déployés sur l’ensemble du territoire national [dans le cadre de la mission Sentinelle]. Ils seront donc éloignés de leur famille [...]. Ces soldats auront pour mission de lutter contre le terrorisme et de veiller à la sécurité de leurs compatriotes. » C’est par ces mots que commençait un message adressé fin novembre, et pour la quatrième année consécutive, par l’académie d’Aix-Marseille aux directions des écoles maternelles et primaires. La suite ? Il leur était demandé de faire produire aux élèves des dessins accompagnés « d’un message écrit » destinés aux militaires. L’initiative était alors présentée comme un « geste de solidarité » permettant d’exprimer « notre soutien et notre reconnaissance à ces femmes et hommes » et une façon de contribuer « de façon pédagogique à sensibiliser [les enfants] aux missions dans lesquelles la France est engagée. »

Sur les quatre départements de l’académie (Alpes-de-Haute-Provence, Hautes-Alpes, Bouches-du-Rhône et Vaucluse), environ 500 classes s’y seraient collées1. À Marseille en revanche, on peut raisonnablement penser que l’opération n’a trouvé qu’un faible écho : sur la vingtaine d’établissements contactés, un seul y a participé.

Du côté de la section départementale du Snuipp-FSU, syndicat majoritaire dans le premier degré, même son de cloche qu’en 2018, à l’occasion de la première édition de cette opération. À l’époque, le syndicat avait clairement critiqué l’initiative2 : il pointait notamment du doigt l’instrumentalisation des enfants, estimant qu’il s’agissait d’ » une prise de position pour des opérations sur lesquelles tout citoyen (parent d’élève ou enseignant) a le droit d’exprimer un avis plus personnel notamment en considération d’engagements pacifistes ».

Si cette initiative peut sembler anecdotique – après tout ce ne sont que des dessins d’enfants –, elle dit beaucoup du lien entre l’armée et l’école et des enjeux à l’œuvre dans cette volonté de familiariser les plus jeunes à la « défense de la patrie ». L’opération « Un dessin pour Sentinelle » ne représente en effet que l’écume du courant d’efforts et de dispositifs mis en place par l’armée pour investir l’école.

Un lien inscrit dans les textes

Avec l’arrêt du service militaire en 1997 et la professionnalisation de l’armée, le lien direct noué avec la population s’est en partie estompé, forçant l’armée à se faire davantage proactive. Rien de vraiment neuf sous le soleil, pourtant. Dans ses stratégies de conquête des cœurs et des esprits, les cours d’école font en effet office depuis plusieurs décennies de parfaits terrains de jeu. En 1982 déjà, l’engagement formulé dans le premier protocole interministériel « Défense Éducation nationale » annonçait la couleur : « La mission de l’Éducation nationale est d’assurer une éducation globale visant à former des futurs citoyens responsables, prêts à contribuer au développement et au rayonnement de leur pays [...]. L’éducation est un acte global qui n’est pas réductible aux activités scolaires, l’esprit de défense est une attitude civique qui n’est pas limitée aux activités militaires. »

Depuis, la porosité du lien entre l’armée et l’école n’a cessé d’être réaffirmée : toujours en vigueur, ce protocole a été modifié pour la dernière fois en 2016 3, dans le contexte post-attentat de 2015. Il rappelait en annexes que l’éducation à la défense « vise à faire comprendre aux élèves que les militaires servent la Nation. […] Pour remplir pleinement [leurs] missions, les militaires ont besoin du soutien de l’ensemble de la Nation. »

De la maternelle aux amphis de fac

Après les mots, les actes. Et question renforcement des liens entre armée et école, il y en a pour tous les âges. Une stratégie du goutte-à-goutte qui commence en maternelle et primaire, comme l’illustre l’opération « Un dessin pour Sentinelle ». Au collège, c’est parfois dans les questions posées dans le cadre du brevet que ce lien s’explicite. Exemple en 2017 avec l’énoncé d’un exercice de l’épreuve d’Enseignement moral et civique : « Vous avez été choisi(e) pour représenter la France au prochain sommet de l’Union européenne. Vous êtes chargé(e) de réaliser une note pour présenter une mission des militaires français sur le territoire national ou à l’étranger. Montrer en quelques lignes que l’armée française est au service des valeurs de la république et de l’Union européenne. »

Auprès des lycéens, l’armée fait également preuve d’une présence active, notamment lors des « salons de l’étudiant » destinés aux jeunes en quête d’une orientation post-bac. Enfin, dans les amphithéâtres des universités, elle finance des thèses : une centaine par an pour la seule direction générale de l’armement.

Auprès des lycéens, l’armée fait également preuve d’une présence active, notamment lors des « salons de l’étudiant » destinés aux jeunes en quête d’une orientation post-bac.

Citons aussi l’existence, dans le cadre du dispositif Cordées de la réussite, de projets de tutorat portés par le ministère des Armées consistant « pour les élèves d’une grande école de la défense, à parrainer des lycéens méritants pour les accompagner dans leur projet d’intégration dans ces écoles4 ». Ou encore le Prix armées-jeunesse qui récompense « une action entreprise entre un organisme militaire et civil ([comme] un établissement scolaire) dans le cadre du lien armée-nation5 ». Autant de dispositifs qui, par infusion, présentent l’armée comme un acteur normalisé.

La mise en place du SNU, le service national universel, en est une autre illustration. Promesse de campagne du candidat Macron, annoncé obligatoire à l’ensemble des jeunes de 16 ans d’ici 2026, il est présenté comme un « un projet de société » ayant notamment comme finalité de « faire vivre les valeurs républicaines et de renforcer la cohésion nationale ». Dans les faits, il s’agira d’un ersatz de service militaire dont les deux phases obligatoires devraient se dérouler ainsi : « deux semaines en internat sous les drapeaux6 » suivies de dizaines d’heures de « mission d’intérêt général » auprès d’une structure type association.

Autres ennemis, même combat

Il y a plus d’un siècle, en septembre 1914, veille de rentrée scolaire, le pays en ordre de bataille est arrosé par la propagande militaire. Albert Sarraut (l’équivalent du ministre de l’Éducation nationale de l’époque) écrit aux recteurs : « Je désire que le jour de la rentrée, dans chaque classe, la première parole du maître aux élèves hausse le cœur vers la patrie, et que sa première leçon honore la lutte sacrée où nos armées sont engagées. »

Aujourd’hui, la nature du combat et les ennemis ont changé. On parle de « guerre irrégulière » ou « asymétrique », de conflits « de basse intensité ». Le site « Chemins de Mémoire », émanation du ministère des Armées et potentielle source éducative à destination des enseignants sur les questions historiques, se fait l’écho d’une époque sous le joug d’une menace constante face à laquelle la société entière, et donc l’école, doit faire face. Dans un article titré « Enseigner la guerre dans l’histoire, enseigner la guerre au présent », on peut ainsi lire : « Le contexte international, militaire et guerrier fait passer de la menace aux frontières à la menace sans frontières, et par conséquent de la défense des frontières à la défense sans frontières. Avec le terrorisme comme arrière-plan permanent, non pas à distance, mais sur le territoire national. » Cette permanence du risque doit être vécue comme telle jusque dans les écoles. Et la « pédagogie de la peur » de se décliner en des exercices traumatisants simulant une intrusion pendant laquelle les enfants doivent se cacher sous leur table. Ou en la multiplication des expérimentations sécuritaires dans les établissements scolaires : portiques à reconnaissance faciale, vidéosurveillance, empreintes digitales. Mais n’ayons crainte, les Sentinelles sont là pour nous protéger. On leur doit bien un dessin d’enfant.

Julien Moisan
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Cet article a été publié dans

CQFD n°205 (janvier 2022)

Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…

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