Laissez parler les p’tits papiers

L’amour au temps des rotatives

Anachroniques et dépassés, les journaux imprimés ? L’opinion est répandue. N’empêche qu’à CQFD on ne s’est jamais posé la question d’abandonner la version papier. Pire : on compte bien continuer à batifoler en kiosques dans les années à venir. Et tant pis pour les chiffres : quand on aime, on ne compte pas.
Par Ruoyi Jin

Si le bien-fondé de notre présence en kiosque devait se plaider dans un procès, on irait droit au casse-pipe. J’imagine déjà la charge féroce du procureur : « Comment ? Vous voulez toucher un maximum de gens et vous mettez la majeure partie de votre énergie dans une parution papier ? En 2023 ? Avec vos moyens financiers éclatés au sol ? Vous cherchez la faillite ? » Gueule atterrée du juge nous matant comme des détraqués, avant d’asséner son verdict : « Vous êtes des pitres ! Au pilori ! »

Le procureur retors nichant dans mon cerveau n’a pas tort : il y a pléthore d’arguments valables à opposer à notre sacerdoce papier. Après 20 ans d’existence précaire, on est bien placés pour le savoir. Parmi les arguments nominés : coût croissant du papier et de la diffusion, maîtrise aléatoire des placements en kiosque, points de vente globalement en perdition, lectorat basculant progressivement dans l’ère dématérialisée, temps passé à bichonner la maquette… Une liste qui pourrait s’allonger sur des pages, les raisons objectives de passer au tout numérique grouillant comme des puces au grand Salon du clébard de rue. D’autant que les exemples de médias nés sans attribut papier et remplissant vaillamment leur rôle sont légion, du mainstream Mediapart au boutefeu LundiMatin en passant par Basta, Street Press ou tous les sites Mutu1 de France et de Navarre.

Et pourtant, personne à la rédac’ ne s’est jamais hasardé à formuler sérieusement cette simple question : pourquoi continuer à imprimer notre journal ?

L’encre est contagieuse

Avant toute chose, le papier est un virus. Dévastateur. Perso, je me le suis définitivement inoculé avec la parution du premier numéro du bimestriel Article11, en novembre 2010. Quelques mois plus tôt, on avait décidé avec quelques doux dingues que le site internet qu’on avait créé en 2008 avec mon frère était certes très lu (à notre échelle), mais qu’on allait tout miser sur une version papier, taïaut ! Le début d’une servitude de quelques années, à la fois pure galère (les bouclages de la mort) et joie renouvelée d’arpenter les chemins de fer. Depuis, j’en ai rencontré des accros, ô combien, facilement reconnaissables à leurs regards habités dès lors qu’il s’agit d’évoquer le parfum des rotatives.

Avant toute chose, le papier est un virus

Parmi les aînés, il y avait notamment Michel Butel. Dans les années 1980, ce rêveur fédérateur avait lancé L’Autre journal, mensuel qui détonnait dans la torpeur des années fric et se piquait de publier Deleuze ou de faire dialoguer Duras et Mitterrand, rien que ça. Trente ans plus tard, au début des années 2010, alors qu’il avait entre-temps lancé et crashé deux autres publications, Encore et L’Azur, il voulait à tout prix lancer un nouveau titre, dont il parlait en roulant des yeux de merlan frit. Il n’avait pas une thune ? Et alors ? Dont acte. Ce fut L’Impossible, pur ovni poétique et fureteur qui ne galopa pas longtemps dans les kiosques. Son programme : « Nous avons inventé ce petit objet pour les nuits blanches et les jours sans fête. Lisez-le, dispersez-le, donnez-le : faites de la politique.2 » Pas de regret, cependant, pour ce combattant de l’encre, qui depuis sa disparition en 2018 sort sans doute un journal quelque part par-delà les nuages3. Ça n’avait pas marché ? Tant pis, il avait tenté le coup, avec panache, loin des écrans.

Butel et sa génération d’amoureux de l’encre révoltée ont fait des petits. On peut citer son héritier feu Le Tigre, qui, de mensuel en hebdomadaire, n’a jamais délaissé le papier. Mais aussi des myriades de publications toujours debout, allant des revues Z et Jef Klak aux glorieux grenoblois du Postillon en passant par les incendiaires occitans de L’Empaillé, les anars antédiluviens du Monde Libertaire, les écolos do it yourself de L’Âge de faire ou les féministes rugissantes de Panthère première. Une profusion de titres, parfois locaux, parfois nationaux, aux formats allant de la revue coup de poing ultra léchée (Ballast) à la longue missive envoyée par La Poste (La Disparition)4.

En quête d’une vision d’ensemble, on pourrait même s’étendre loin des kiosques et librairies, pour mentionner les myriades de fanzines bricolés et diffusés dans leur coin par des acharnés. À l’image de l’aïeul ricain Cometbus, dont le fondateur aime à dire que « les fanzines voyagent comme les brindilles des nids des oiseaux5 ». Piou piou c’est nous.

Le désert des écrans

Il y a quelque temps, le fringant canard qui caquette entre tes mains s’est doté d’un nouveau site internet6. L’idée était simple : attirer du monde en ligne pour faire découvrir les articles de notre version papier et provoquer une ruée vers les abonnements. Scoop : malgré son swag graphique et beaucoup de temps passé dessus, ça n’a pas vraiment marché. De même que le fait d’avoir plus de 15 000 abonnés sur Twitter n’a pas vraiment l’air de booster nos ventes. Non que ce soit inutile, hein, mais la portée de toute cette activité numérique semble réduite, perdue dans le vaste océan des clics. Dans le même temps, l’arrivée à la rédac’ de camarades davantage portés sur la vente à la criée en manif et les présentations dans des lieux amis a eu pour le coup des effets immédiats : des abonnements, des centaines d’exemplaires vendus, des rencontres… Au final : un bout d’élan vers l’extérieur du local de CQFD pour les ours que nous avons trop souvent tendance à être.

« Un média numérique ne peut jamais avoir cette respiration, ce contact avec le réel »

Évoquant les différentes étapes de la construction et de la diffusion d’un journal papier tel que le nôtre, l’ami et historique du Chien Rouge Mathieu Léonard résume sa vision des choses ainsi : « Un média numérique ne peut jamais avoir cette respiration, ce contact avec le réel. C’est ce qui est précieux avec le papier : la possibilité du passage de la main à la main. »

Alors oui, l’époque n’est pas exactement reluisante pour les tenants de l’encre et du « passage main à la main ». Mais on est certains que les partisans de la rotative, façonneurs comme lecteurs, vont continuer à y trouver du sens. Car ce n’est pas seulement une sorte de bataille des anciens et des modernes qui se rejouerait, avec au final une victoire inéluctable de la galaxie des écrans et de son étoile de la mort algorithmique. Non, le combat mené tient d’abord à une conception de l’information, au sens large, de tout ce qu’il faut polir et façonner pour lui donner l’écrin qu’elle mérite et permettre au lecteur de se l’approprier. Une alchimie sans recette absolue, mêlant soin maniaque apporté aux textes, quête graphique et outils journalistiques. C’est faisable en ligne, bien sûr, mais à mes yeux il manquera toujours quelque chose, comme un plat sans épices.

Presse : ne pas consommer

« “La consommation de l’information” : j’ai vu, de mes yeux vu, un journaliste laisser un de ceux qui organisent (financent) les flux d’aujourd’hui prononcer cette expression sans réagir. » C’est dans le chant du cygne de l’ultime fournée du Tigre que le journaliste et camarade Raphaël Meltz livrait cette anecdote. Pour titre de ce dernier numéro, constitué d’un unique article : « Pourquoi faire un journal ? »7 Malgré le constat d’échec (adios grand Tigre), il y faisait preuve d’une verve contagieuse, estimant à l’instar de son compadre Michel Butel qu’un vrai journal était avant tout une œuvre collective, une rencontre agissante ne pouvant se résumer à des calculs comptables. Quelque chose que l’on ne saurait bêtement commander et consommer en quelques clics.

Un point de vue que l’on endosse hardiment. À tel point qu’on le proclame haut et fort : si tu aimes nous lire ou nous utiliser pour emballer tes mérous, sache qu’on va continuer à hanter les kiosques, les boîtes aux lettres et les manifs. Et si tu viens nous serrer la paluche à l’occasion, on en sera ravis. Faudra juste pas se formaliser pour les taches d’encre.

Émilien Bernard

1 Le réseau Mutu fédère plusieurs sites d’infos alternatifs locaux à travers la France (Reseaumutu.info).

2 L’Impossible, n° 1 (mars 2012).

3 « Triste monde : Joffrin est vivant, Butel est mort », site de CQFD (30/07/2018).

4 On peut aussi mentionner Fakir qui, avant de devenir l’étendard d’un homme politique (quoi qu’on pense de son fondateur, le député LFI François Ruffin), était l’un des fers de lance d’une presse de gauche se revendiquant alternative et imprimée à l’huile de coude. Ou encore La Décroissance avant son virage réac.

6 Un site réalisé par le lumineux Pierre Tandille, que nous remercions encore.

7 Le Tigre n° 13 (11/09/2010).

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CQFD n°220 (mai 2023)

CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !

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