Peste identitaire

L’Inde a la fièvre safran

Sur fond d’autoritarisme et de persécutions des minorités religieuses, les nationalistes hindou·es viennent de remporter les élections législatives pour la seconde fois consécutive. Menée par le sulfureux Premier ministre Narendra Modi, cette nouvelle vague safran1 menace le pluralisme et le sécularisme affirmés par la Constitution indienne.
Par Mortimer

Pendant six semaines, 900 millions d’électeurs et d’électrices ont été appelé·es aux urnes pour désigner les 543 député·es de la chambre basse du Parlement indien, la Lok Sabha. Le 23 mai, c’est le Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP), formation du Premier ministre Narendra Modi, qui en est ressorti grand vainqueur, avec 303 député•es.

Une autoroute, sans opposition réelle, pour concrétiser une certaine idée de l’Inde, exclusivement hindoue sur les plans culturel et historique : l’hindutva, l’hindouité, à l’exclusion de toute influence « extérieure », notamment religieuse. En ligne de mire, les minorités musulmane (14,2 % de la population, 172 millions de personnes) et chrétienne (2,3 %, 28 millions d’adeptes).

Au fil des années, Narendra Modi a su monopoliser le débat public, en se présentant comme l’unique recours aux maux du pays. Du haut de ses 68 ans, il aime à se définir comme le chowkidar – le « gardien de la nation ». Culte de la personnalité oblige, une grande partie de la population ne vote pas pour des idées ou des projets, mais pour un homme.

De 2001 à 2014, Narendra Modi fut ministre en chef2 du Gujarat, un État de l’ouest du pays. C’est là qu’il s’est fait connaître, à la faveur des violences intercommunautaires qui ont touché la région en 2002. Flash-back : le 27 février 2002, dans des circonstances troubles, un train transportant des pélerins hindous est incendié à Godhra. Une cinquantaine de personnes perdent la vie. Des musulman·es sont accusé·es d’être à l’origine du drame : les pogroms qui suivent causent la mort de 2 000 personnes. Près de 150 000 autres sont déplacées dans des camps de réfugiés. Des organisations des droits humains mettront en évidence le rôle, dans ces émeutes, du gouvernement régional, accusé d’avoir laissé les milices hindoues se déchaîner, avec la clémence voire le soutien des forces de l’ordre.

Ces événements ont valu à Narendra Modi une interdiction d’entrée sur le territoire de plusieurs pays occidentaux pendant une dizaine d’années – sanction levée peu avant sa désignation au poste de Premier ministre, en 2014.

L’hydre aux mille têtes

La première victoire électorale nationale du BJP avait été obtenue essentiellement grâce à des promesses de développement économique et de création d’emplois. Cinq années plus tard, on retient plutôt de ce premier mandat les menaces grandissantes sur les libertés fondamentales et les nombreuses attaques envers les minorités musulmane, chrétienne et dalit (les Intouchables). Le Premier ministre se garde d’encourager explicitement ces exactions, mais il ne les condamne pas non plus. Manière de laisser carte blanche aux groupes extrémistes, comme ces milices autoproclamées de défense de la vache sacrée qui, sous prétexte de sauver des animaux, lynchent des musulman·es. Ces derniers, par leur position dominante dans les transports et l’abattage du bétail, constituent une cible toute désignée.

Derrière le BJP se cache en fait le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Association des volontaires nationaux), une organisation paramilitaire d’extrême droite. Ce RSS, dont le BJP n’est autre que l’aile politique, dispose de 50 000 sections sur tout le territoire et chapeaute une soixantaine d’autres structures (écoles, associations caritatives, syndicats…) qui propagent son idéologie. Créée en 1925 et interdite à plusieurs reprises, l’organisation s’est inspirée des mouvements fascistes européens et de leurs méthodes militaristes : séances d’entraînement au pas, uniforme et bâton en main. Comme la majorité des cadres du BJP, Narendra Modi a été formé dans ses rangs.

En dépit de ses affiliations troubles et de ses excès, le gouvernement n’essuie qu’assez peu de critiques. En portant des sympathisant·es à la tête d’institutions influençant l’opinion publique (universités, médias traditionnels…), il a réussi à banaliser un discours ethnico-religieux qui, autrefois, n’était que marginal.

Et gare aux opposant·es : « Aujourd’hui, si tu critiques le gouvernement, tu es antinational. La liberté d’expression est à géométrie variable. Tout dépend de quel côté tu te positionnes », dénonce Umar Khalid, militant d’extrême gauche actif au sein de l’organisation « Unis contre la haine ». En 2016, Umar, alors étudiant, a été arrêté avec cinq camarades pour « sédition » et « conspiration criminelle », à la suite d’une action de protestation contre l’exécution de deux indépendantistes cachemiris. Libéré sous caution, il a su profiter de sa médiatisation pour dénoncer les dérives gouvernementales. Non sans risque : en 2018, Umar a échappé de justesse à une tentative d’assassinat. « Le monde fait face à une crise du capitalisme où les populistes comme Modi arrivent à obtenir l’assentiment de la population en jouant sur l’émotion et la peur. L’unité hindoue que prône le BJP ne se construit que contre les musulmans. Les nationalistes divisent la société pour s’éloigner des véritables enjeux », analyse-t-il au téléphone.

La menace pakistanaise

L’ennemi n’est pas qu’intérieur. Il est aussi aux frontières et les vieilles querelles datant de la partition de l’Inde (1947) menacent toujours de dégénérer. Ce fut le cas en février dernier, quand un jeune Cachemiri affilié à un groupe armé basé au Pakistan a foncé avec une voiture remplie d’explosifs sur un convoi de paramilitaires indiens dans l’État du Jammu-et-Cachemire, région aux fortes aspirations indépendantistes3. Les victimes (plus d’une quarantaine de morts) ont mis la nation en émoi. Du pain béni pour le gouvernement qui, en campagne pour les législatives, a tiré à fond sur la corde sécuritaire, insistant sur la menace terroriste en provenance du Pakistan, le sempiternel frère ennemi.

Dans certaines catégories de la population, les conséquences de l’attentat se sont fait concrètement ressentir. Comme ici, au nord de New Delhi, à une trentaine de kilomètres de la ville de Dehradun, où, entre les champs et les constructions rudimentaires en tôle, se dressent plusieurs bâtiments de trois étages. Tous sont occupés par des Cachemiri·es. Dans de petites chambres, 500 étudiant·es s’entassent. « Les conditions sont sommaires, mais au moins nous sommes dans un quartier musulman. Après l’attaque-suicide de février, nous avons été pris pour cible par la population locale. On ne pouvait plus sortir de chez nous, il fallait se cacher. Certains ont été virés de chez eux, d’autres ont préféré partir de leur plein gré. C’est loin de l’université, mais on se sent en sécurité », explique Sofi, assis en tailleur sur son lit.

Ghettoïsation rampante

Dans son dernier ouvrage4, Christophe Jaffrelot, spécialiste du sous-continent, soutient que l’Inde tend de plus en plus vers une démocratie ethnico-religieuse, comparable à Israël. Pour l’auteur, même si l’Inde n’est pas un État hindou stricto sensu, les minorités n’ont plus de droits équitables. La justice n’est pas la même pour tous et les discriminations augmentent. Une ghettoïsation spatiale, culturelle et sociale s’instaure peu à peu.

Les dernières législatives ont vu l’accession aux hautes sphères du pouvoir de personnalités encore plus extrémistes : une députée accusée d’avoir été l’instigatrice d’une attaque à la bombe dans un quartier musulman, un ministre de l’Intérieur arrêté en 2010 pour « meurtre, extorsion et kidnapping ». Reste à savoir à quel point cette mafia parviendra à légiférer pour réaliser son rêve d’un hindu rashtra (« État hindou »). Une société où la pureté du sang ferait loi, codifiant strictement les rapports entre castes ainsi qu’entre hindous et minorités religieuses. Chacun·e interagissant avec l’autre mais vivant et ne pouvant procréer qu’au sein de son groupe. Avec, au sommet de la hiérarchie sociale, les hautes castes de l’hindouisme. Ambiance.

Quoi qu’il advienne, l’Inde a d’ores et déjà réaffirmé sa présence dans le club grandissant des régimes autoritaires – ajoutant sa touche safran à la peste brune qui se développe sur tous les continents.

Arnaud Chastagner

1 Couleur de l’hindouisme et des nationalistes.

2 L’Inde est un pays fédéral où chaque État a son gouvernement. « Ministre en chef » est la position la plus haute au niveau local.

3 Lire « Au Cachemire indien, les murmures d’une vallée oubliée », CQFD n° 168 (septembre 2018).

4 L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique, Fayard, 2019.

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