Campagnes à la campagne

Irréductibles gauchos

Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n’a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles.

Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le bulletin du malheur dans l’urne cette fois-ci ? Si les législatives anticipées ont quelque peu amorti le choc les semaines qui ont suivi, la gueule de bois persiste et avec elle, la très dérangeante sensation de vivre parmi les rhinocéros. Pourtant, la montée du RN, les hommes et les femmes de gauche des zones rurales ne la découvrent pas. Ils sont même aux premières loges et en savent bien davantage que ce que peuvent raconter les lointains médias nationaux. Reportage.

Les zozos du village

Dans leur commune de 2 000 habitants, à une vingtaine de bornes de Rennes, Yves et Christine ont récolté le doux sobriquet de « soixante-huitards ». Un petit surnom pas bien méchant, mais qui plante le décor. « Je ne sais pas ce que ça veut dire dans la tête des gens d’ici, mais c’est vrai qu’on a dû passer pour de sacrés zozos : des trotskos, un peu anars, prof de philo, syndicalistes, militants politiques et associatifs. Avec ça, on s’est même présentés aux municipales en 2001 ! C’était une liste indépendante, à quatre, avec nos anciens voisins communistes. » raconte Yves. Aujourd’hui, dans la petite rue à l’écart du bourg où habite le couple, nul doute que peu de voisins partagent leurs opinions politiques. N’empêche, ils ne sont pas hostiles. Ils passent de temps en temps pour discuter le bout de gras. Après le décès de Christine en 2020, ils sont allés fleurir sa tombe. Des choses qui se font, entre voisins.

« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c’est devenu un truc folklo »

« La politique, elle est assez secondaire en fait. » explique Jonathan, journaliste et joueur au club de foot de la commune. « À l’apéro, aux entraînements ou aux matchs, tu parles des résultats du Stade rennais, tu tapes dans un ballon, tu chambres tes collègues, tu parles de la dernière soirée et de celle qui vient. » L’actualité, les hommes et les femmes politiques, les partis, les programmes, les nouvelles réformes, c’est loin. « Moi je passe pour un hurluberlu auprès des gars du foot. Parce que je vis à Paris et que j’écris des bouquins. On me vanne souvent, genre “ça va toi, tu ne dois pas être trop fatigué”, sous-entendu : je suis une feignasse. Ou on m’appelle “la vedette” parce que je suis passé à la télé. » Jonathan laisse couler, et leur rend bien. Mais il sait que dans le club, la part du vote à droite, voire à l’extrême droite, grignote celle des abstentionnistes.

Militants : les nouveaux curés ?

« Je pense que des programmes comme ceux de la France insoumise (FI) pourraient faire la transition vers une autre organisation de la société. Mais est-ce que c’est vécu comme crédible par les gens d’ici ? Je ne crois pas. » déplore Yves. Selon lui, le resserrement de l’histoire vers un libéralisme toujours plus ultra et les trahisons successives des partis de gauche rendent la tâche difficile sur le terrain. « Je comprends qu’on n’aime pas les militants de ce bord-là, avec leurs certitudes et leurs prétentions à représenter l’humanité tout entière. C’est comme si à eux seuls, ils détenaient le vrai et le bien. Les gens se disent : “ce sont les nouveaux curés ou quoi ?” En plus, leurs organisations trahissent ! Donc ça énerve tout le monde. » Dans son livre Ceux qui restent, le sociologue Benoît Coquard1 tire le même constat : « [Au moment des Gilets jaunes] la critique des organisations politiques et plus encore des syndicats a été si virulente qu’il aurait été vraiment inconscient de se présenter comme un militant encarté sur les points de blocage. »

« Faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c’est entre autres le rôle des partis ! »

« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c’est devenu un truc folklo. C’est pour ceux qui ont que ça à faire, qui ont les moyens. » raconte Jonathan. Parfois, il tente quelques incursions politiques. Comme cette fois où ses copains du foot se sont mis à parler d’immigration : « Je l’ai joué provoc’ en disant : “et ce n’est qu’un début”. J’ai parlé du réchauffement climatique, du fait que des zones entières du monde seraient inhabitables et que les populations se déplaceraient.  » Pour illustrer, il mentionne l’élévation du niveau de la mer qui fait peser un risque de submersion sur une ville comme Saint-Malo, à 50 kilomètres de là. « Au final, j’ai surtout eu l’impression d’étaler ma science. » Car ce qui domine chez les gens du coin, c’est le fait « de ne pas y pouvoir grand-chose », que ces décisions-là sont prises « à Paris ». « Pendant ce temps, le RN rafle la mise. Un de mes amis, salarié dans la boulangerie de ses parents, a voté RN parce qu’il a entendu Marine Le Pen parler de la hausse du prix de l’électricité. Il a vu passer les factures de ses parents et il s’est dit “ça, c’est un truc qui me touche”. »

Reconstruire sur les ruines du passé

Yves analyse : « Ici, je vois les gens bosser comme des fous : ils cumulent parfois plusieurs boulots, font du bénévolat, se filent des coups de main, construisent ou agrandissent leur baraque. Il y a sans doute cette idée que si chacun travaillait autant, la société tournerait. Et qu’au contraire, les politiques de gauche favorisent les “assistés”. Mais cet argument, cher au RN, fait l’impasse sur les licenciements de masse, les délocalisations, etc. » Il cite en exemple la bataille menée dans une entreprise de granit du coin : face à l’augmentation des importations de granit chinois, la boîte a fini par couler en 2005, laissant sur le carreau une bonne centaine de salariés. Selon Yves, comprendre ces mécanismes nécessite que la classe ouvrière possède une organisation dans laquelle elle fait vivre ses propres idées. « Répandre des analyses qui irriguent le corps social, faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c’est entre autres le rôle des partis ! » Mais après tant d’années de contraction de nos espaces militants, difficile de faire repartir la machine. « La FI tente de réunir les débris de cette vieille galaxie, mais elle part avec les casseroles du passé. Et elle est ambiguë : c’est surtout un parti électoral qui nous demande de voter pour lui tous les cinq ans. Pour qu’un parti politique soit vivant, il faut qu’il soit implanté localement et que les gens puissent décider. Or la démocratie interne, à la FI, c’est pas ça. »

Pourtant, d’après Vincent, AESH, habitant de la commune et candidat suppléant FI aux législatives de 2022, « les gens ont une soif de débat politique ». « En porte-à-porte, une fois écumées les étiquettes politiques, on finit toujours par trouver un terrain commun pour discuter. » S’il reconnaît qu’il y a plus de tolérance ce type de débats pendant les périodes électorales, il rappelle que c’est aussi un grand moment de matraquage médiatique. « Et pourtant, dès que tu te présentes en chair et en os, le récit médiatique ne tient plus. J’ai vu des gens vraiment enferrés dans leurs idées, et vraiment bouger après un échange.  » Vincent raconte même que beaucoup lui ont exprimé du respect pour être « venu jusqu’ici après le boulot ».

Pour Yves, une des solutions serait de « créer des lieux d’échange qui puissent maintenir une implantation et une puissance de diffusion au niveau local ». Il cite notamment l’épicerie-bar associatif d’un village proche. « Certes, de loin, ça fait repère de gauchos, mais en fait c’est plus divers. » Vincent confirme : « Il y a même des frictions en interne à cause de ça. Certaines personnes, comme moi, étaient accrochées à l’aspect politique du lieu, quand d’autres s’en tenaient au projet commercial, à l’épicerie qui dépanne le dimanche. » Comment faire se rencontrer toutes ces vies parallèles ? Yves a quelques idées : « Il y a deux biais puissants qui mériteraient d’être investis : côté politique, la FI ne peut être ignorée de nos luttes, côté syndicat, la Confédération paysanne n’a pas dit son dernier mot. Et puis, il y a une organisation à inventer. Par en bas. Et là, les Gilets jaunes nous ont montré que les campagnes en avaient encore sous le sabot ! »

Gaëlle Desnos

1 Lire le grand entretien p. II-III de ce dossier : « La campagne est “parlée” depuis un prisme urbain et bourgeois ».

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Cet article a été publié dans

CQFD n°240 (avril 2025)

Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l’idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d’Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l’histoire (et l’héritage) du féminisme yougoslave.

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