Belle époque

Quand les chômdus foutaient le oaï

Hervé, pilier de CQFD depuis les débuts du canard, a longtemps été militant du collectif AC !. Il revient sur les luttes des années 1990 et 2000, période intense de revendications pour les droits des chômeurs et précaires.
Alex Less

Hervé, c’est notre administrateur en chef, notre maestro à nous. Mais avant CQFD, il a eu d’autres vi(c)es. Ancien militant d’AC ! (Agir ensemble contre le chômage), il a longtemps frayé avec les chômeurs et travailleurs précaires en lutte. Dans la petite cuisine de la rédac, il égrène ses souvenirs : marches à travers l’Europe, manifs pour la prime de Noël, occupations d’agences ANPE… Il nous parle d’un temps où sans-emplois et précaires montraient les crocs.

Marchons !

En 1992, Hervé s’installe à Marseille et trouve un travail d’animateur dans les centres aérés. Le boulot est mal payé, le contrat précaire. Passant régulièrement par des périodes de chômage, il s’engage avec AC !, après sa création en 1993 : « Il y avait déjà des organisations qui portaient la défense des chômeurs, mais elles étaient dispersées, et la particularité d’AC ! était de réunir travailleurs et sans-emplois. » L’association développe rapidement un éventail d’actions spectaculaires propulsant la cause sur la scène nationale, voire internationale !

« Le printemps 1994 a été le coup d’envoi de notre première grande marche », se souvient Hervé. Durant les mois d’avril et mai, cinq cortèges, partis de régions différentes, sillonnent la France. Tous convergent vers Paris pour une grande manif. Hervé se joint à la colonne du Sud-Est. « Au début, ça devait partir de Marseille, mais un collectif de SDF de Toulon voulait se joindre à nous, alors on a décidé de partir de là-bas. » Le cortège est hétéroclite : chômeurs, sans-logis, travailleurs, syndicalistes, immigrés avec ou sans papiers. Ils demandent la revalorisation des allocations, la gratuité des services de santé, des transports et des frais liés à la recherche d’emploi, ou encore la semaine de 32 heures. Soutenue par les syndicats, organisations et associations de gauche, la marche est un succès. Forts de cette belle réussite, les militants organiseront d’autres marches en Europe : Amsterdam en 1997 et Cologne en 1999. « À chaque fois, on avait notre contingent marseillais. En 1999, ils ont même été ralliés à Montpellier par des marcheurs d’Espagne », se rappelle Hervé. Alors que 30 000 marcheurs convergent vers Cologne, Libération s’enflamme pour ce « grand défilé bariolé de chômeurs français, anars espagnols, Belges de Renault Vilvorde, communistes italiens, antifascistes allemands, Kurdes au service d’Öcalan et contestataires de tout le continent11 ».

Prime de Noël : les marseillais à la manœuvre

« La prime de Noël c’était une sacrée bagarre ! » reprend Hervé. Au début des années 1990, dans les Bouches-du-Rhône, les Assedic utilisaient au cas par cas les reliquats de fonds sociaux pour répondre aux appels de détresse des allocataires. Au début, il ne s’agit que d’une centaine de dossiers portés chaque année par d’anciens militants CGT des chantiers navals de La Ciotat. Mais très vite, le nombre de demandes grossit. Alors, quand fin 1996, la réforme des fonds sociaux provoque l’arrêt brusque des distributions de Noël, Marseille s’embrase et le reste de la France s’engouffre dans la brèche.

Les trois années suivantes, juste avant les fêtes, l’agenda médiatique et politique est secoué par des contestations massives de chômeurs. Ces derniers ne se contentent pas seulement de manifester : ils occupent des antennes Assedic, squattent des bâtiments d’EDF ou envahissent des locaux administratifs. À Paris, ils s’installent même au Louvre et à Normale Sup. Chez AC !, la prime de Noël suscite le débat : « Certains y voyaient une revendication trop réformiste », confie Hervé. Mais à Marseille, l’unité prévaut, malgré une collaboration parfois tendue avec la CGT : « Elle acceptait AC ! dans ses rangs, mais fallait se tenir à carreau ! », plaisante-t-il.

Si les chômeurs n’obtiendront jamais les 3 000 francs de prime de Noël demandés, les minimas sociaux seront quand même revalorisés et une prime de 1 000 francs sera accordée aux Rmistes (ex-RSA) et chômeurs les plus en difficulté. « Jospin venait d’arriver au pouvoir, fallait bien qu’il fasse un truc un peu social ! » grince Hervé.

Période de grâce

Ces années de lutte, notre camarade les traverse avec une certaine joie, participant à toutes sortes d’actions, parfois musclées. Parmi les plus mémorables ? Les opérations « péages gratuits » : « Le péage du Prado-Carénage, je ne sais pas combien de fois on l’a fait ! » se souvient-il, malicieux. Ou encore, les actions « chariot de Noël », consistant à remplir des caddies, bloquer les caisses et distribuer des tracts dans des supermarchés. « Quand il a ouvert, le carrefour Grand littoral de Marseille est très vite devenu la cible facile : situé dans les quartiers Nord, la direction flippait que ça donne des idées aux jeunes et que ça finisse en pillage. Les copains sortaient toujours avec des caddies remplis à ras bord ! » Hervé raconte même que le directeur aurait proposé aux militants d’AC ! de le prévenir pour qu’il leur mette un ou deux chariots de côté. « On a refusé bien sûr ! Le but était d’être visibles et d’alerter sur la question de la précarité ! » Chaque fois, les victuailles étaient redistribuées.

« Des années 1990 jusqu’au début des années 2000, on a vraiment réussi à mettre le chômage au centre du débat », se remémore Hervé. Un sondage de l’époque2 estime même à 65 % le pourcentage de Français déclarant éprouver de la sympathie pour le mouvement des chômeurs. Mais début 2000, la dynamique change. « Il y a toujours des cycles de lutte ! » tempère Hervé. « En 2002-2003, l’attention s’est tournée vers les OGM et des figures comme José Bové. D’autres sujets ont pris le dessus et nos organisations n’étaient pas assez solides pour tenir dans le temps. D’autant que mobiliser les chômeurs n’a rien d’évident : à part les files dans les agences ANPE, il n’y a pas vraiment de point de ralliement, et on a aussi pâti de la dématérialisation des démarches. » Vingt ans plus tard, les réformes s’enchaînent et la traque des chômeurs devient vraiment tendue. Ça serait pas mal que le cycle des luttes refasse un tour sur lui-même, qu’on reprenne le flambeau et qu’on s’organise à nouveau. France Travail, c’est quand qu’on y fout le feu ?

Par Gaëlle Desnos
Alex Less

1 « À Cologne, 30 000 marcheurs pour l’emploi en Europe », Libération, 31/05/1999.

2 Sondage CSA-Opinion réalisé les 3 et 4 décembre 1997 pour L’Humanité sur le thème « Les Français et le mouvement des chômeurs ».

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CQFD n°232 (juillet-août 2024)

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