Grothendieck : hommage au défunt ?
Beaucoup ont découvert Alexandre Grothendieck à l’occasion de l’hommage médiatique, écologiste et présidentiel qui vient de lui être rendu suite à son décès le 13 novembre dernier. La France s’enorgueillit de la disparition de ce « génie national » – omettant de mentionner que celui-ci resta longtemps, et délibérément, apatride. La « communauté mathématique » salue l’un de ses plus éminents représentants – se gardant bien d’évoquer les raisons de son retrait de la recherche au début des années 1970. C’est que la situation n’a guère changé et qu’il serait de mauvais ton de rappeler que notre génie démissionna avec fracas de son institut de recherche pour cause de financements militaires ! Inutile que les chercheurs s’inquiètent de la profonde collusion entre l’entreprise scientifique et les pouvoirs militaires et industriels. Mieux vaut semer l’oubli que de petits Grothendieck…
Il est fort tentant de tisser un parallèle entre la célébration de cette disparition et les analyses de Robert Jaulin, grand ami du mathématicien. Pour ce méchant sauvage parmi les anthropologues, l’édification du monumental Crazy Horse Memorial, célébrant le grand chef sioux, visait à étouffer la renaissance de l’American Indian movement et venait parachever l’ethnocide des peuples indiens. Et Jaulin d’enfoncer le clou dans la revue de son ami en 1973 : « La civilisation occidentale étant partout, et ici d’abord, destructrice des civilisations, elle est par construction une décivilisation : elle engendre une “société cimetière”, une société du silence, fût-il bruyant. » Si ce n’est pas une civilisation qui disparaît avec Grothendieck que l’on qualifie pudiquement de « personnalité hors norme », c’est bien toute une culture critique et un des mouvements contestataires parmi les plus subversifs qu’il s’agit d’enterrer. Mais enfin, me dira-t-on, la presse de cimetière n’a-t-elle pas présenté Grothendieck comme un pionnier de l’écologie ? Oh, si, pour sûr, l’écologie c’est à la mode ! Yves Cochet, symbole s’il en est de l’écologisme électoral et technocratique, parle même à propos du défunt d’« une écologie fondamentaliste extrêmement radicale1 ». Mais quant à savoir de quoi relève cette radicalité, chacun évite de s’étendre sur ce qui fut le cœur de l’écologie de Grothendieck : la critique de la science et de la recherche en tant que causes essentielles de la crise écologique !
Plutôt que d’inviter à relire les textes ou réécouter les conférences2 qui firent de Grothendieck le plus célèbre représentant du salutaire mouvement d’autocritique des sciences durant les années 1970, on préfère individualiser son engagement, en s’attardant sur l’ermitage dans lequel il se retira progressivement ou en lui opposant l’écologisme associatif de Serge Moscovici, décédé deux jours après lui. C’est pourtant côte à côte que Moscovici, Grothendieck et Jaulin forgèrent une analyse critique du déploiement impérialiste des sciences « modernes », de leur prétention à l’universalité, de leur expropriation du sujet, de leur colonisation et destruction de la sphère politique comme des autres civilisations, de leur disqualification et relégation au passé et à la nature des sauvages, des femmes ou des paysans et paysannes…Voir par exemple l’ouvrage collectif3.
Serge Moscovici évoquait comme « première filiation intellectuelle » du mouvement écologiste la critique de la science portée par des scientifiques comme Grothendieck. Loin de la décroissance de la recherche prônée par ce dernier, de sa critique de l’expertise et sa dénonciation du mythe d’une régulation citoyenne des technosciences, les hommages qui entourent sa mort sont tristement représentatifs de ce que l’écologie veut bien retenir de ses origines.
1 Politis n°1328, 20-26 novembre 2014.
2 Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’échappée, 2014.
3 Pourquoi la mathématique ?, Le Seuil, 1974.
Cet article a été publié dans
CQFD n°128 (janvier 2015)
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Paru dans CQFD n°128 (janvier 2015)
Dans la rubrique Chronique du monde-laboratoire
Par
Illustré par Rémi
Mis en ligne le 03.03.2015
Dans CQFD n°128 (janvier 2015)
5 mars 2015, 12:25, par Benjamin Caillard
Bonjour,
Ce mouvement de contestation n’est pas tout à fait mort ...
L’association technologos (dont je ne fais pas partie) en a fait son cheval de bataille.
L’association Pièces et Main d’Oeuvre (dont je ne fais pas partie) également, avec un très fort accent sur la contestation des nanotechnologies et des transhumanistes (voir l’appel des chimpanzés du futur).
Il y en a quelques autres, soit exactement sur cette ligne, soit sur une ligne un peu plus "soft" mais remettant tout de même clairement en cause le lien entre recherche technologique/innovation/consumérisme/productivisme/capitalisme (dont l’Institut Momentum, autour d’Agnès Sinaï, mais présidé par Yves Cochet que vous n’avez pas l’air de trop aimer mais que, personnellement, je trouve tout de même régulièrement très pertinent).
Et pour ma part, enseignant-chercheur en micro et nano systèmes, je vais démissionner à la prochaine rentrée et compte bien en profiter pour porter haut et fort le message de GrothenDieck et d’autres avec lui (je tenterai à cette occasion de prendre contact avec plusieurs média, dont CQFD). J’ai d’ailleurs déjà commencé, de manière encore un peu maladroite (et à l’époque je pensais que j’arriverais à ne pas démissionner, mais finalement non), avec une conférence gesticulée que vous pourrez trouver ici : http://lesconferenciersgesticulants...
Amitiés militantes